À Marie Geneviève Alquier
Brodsky avait une grande admiration pour Tomas Tranströmer, qu’il avait rencontré dans les années 70, peu après avoir été expulsé d’URSS. Outre une profonde connivence baltique, les deux poètes partageaient un même sens de l’autonomie musicale de la langue et des vertus sémantiques propres aux rythmes et aux sonorités. Ce poème a été écrit après que Tomas Tranströmer, grand pianiste, eut été victime d’une attaque cérébrale qui ne lui laissait, pour jouer, que la main gauche.
TOMAS TRANSTRÖMER AU PIANO
Ville sur les champs, comme née de l’humus.
Souverain martelé par le tampon de la poste locale.
À midi une cloche. De l’école du lieu
des collégiens s’échappent en désordre, comme des comprimés
contre un avenir qui bafouille. Élèves de Linné,
des automobiles rouillent sous les ormes en verdissant,
et la feuillée, doucement elle aussi, encore que d’une autre matière,
cherche un moyen de prendre son envol.
Pas une âme. La place, insensiblement,
grandit à chaque pas pour accueillir un monument
à celui qui réside ici de longue date.
Et la main, plaquée sur le piano,
peu à peu se déprend du corps,
comme si elle avait fini par maîtriser
une état supérieur, plus détaché
de ce qu’ont agglutiné dans le cerveau
les cellules; et les doigts, comme craignant
de laisser s’échapper une richesse fugitive,
fiévreusement parcourent l’antre,
rebouchant d’enchantements les brèches.
Västeras, 1993.
Traduit du russe par Véronique Schiltz.
Po&sie 137-138, 1er trimestre 2012.
j’adore cette deuxième partie du poème, la main qui se déprend..
c’est un trop beau cadeau, un grand merci, Tieri
Donner un poème à une amie, c’est un geste de joie. Une joie simple, nourricière, capable d’irradier le présent à partir des mots-forces du poème.
très beau billet, Tieri. Vient de sortir aux éditions Albin Michel un roman d’Olivier Bleys, qui raconte l’histoire d’un pianiste dont la main gauche se paralyse dès qu’il tente de jouer une certaine mesure d’un concerto de Rachmaninov…
Sur l’autonomie musicale de la langue, je pense au fameux « cantus obscurior » dont parle Cicéron, en quelque sorte le chant est inclus dans la langue, il en est le prolongement…
Qui d’autre pourrait penser au Cantus obscurior de Cicéron, sinon toi ?
Tu le sais ou pas ? Tes commentaires sont des messages d’émerveille, Edith, ils m’aident à traverser le jour. Orso dort encore, et nous lisons souvent Le vent au moment du sommeil.
Un article de Gérard Noiret sur la Quinzaine littéraire (à propos de Baltiques)
http://laquinzaine.wordpress.com/2011/10/06/tomas-transtromer-baltiques/