En dehors de l’amitié – et de la « belle amour humaine » – je ne connais que deux autres chemins pour s’approcher de l’humain. Je veux dire s’approcher pour de bon, au plus près de l’humanité sans armure ni cravate, celle de l’autre qui est si différent de moi, sa peau avec la sueur de nos sœurs et de nos frères d’humanité. On n’ira pas au contact par quatre chemins, parce que j’ai beau chercher depuis toutes ces années et je n’en ai trouvé que deux : la poésie directe et le journalisme documentaire, qu’il soit filmé ou écrit.
Côté poème, j’en parle souvent en recopiant ceux des poètes de Sarajevo ou d’Istanbul quand je découvre une traduction qui tient la route. Hier j’ai recopié ici le très beau texte de Hüseyin Avni Dede, La faim est comme le plomb. Aujourd’hui je pense à ce poème de Thierry Metz que j’essaie d’apprendre par cœur, pour pouvoir mieux le partager en atelier d’écriture tout à l’heure. C’est un poème sans titre, mais on le trouve dans un recueil paru chez L’Arpenteur, Lettres à la bien-aimée. C’est le seizième poème, page 28, et il me fait trembler au bord de l’intérieur chaque fois que je récite les deux dernières phrases, écrites au bout d’une solitude absolue. Sûrement irrémédiable.
« J’ai reçu ta lettre.
Ton écriture de gauchère. Rapide et tordue. Tu me demandes si ça va.Te répondre est facile, j’aperçois toujours les mêmes prédateurs, les mêmes gens. Qui se dévorent les uns les autres. Dans la vase. »
En recopiant ici les trois dernières phrases du poème, je pense à ces visages de chefs d’Etat et de ministres qui tournent en boucle sur les écrans, en France et en Europe. Leurs gueules d’insatiables prédateurs, dont je ne veux pas reproduire les photos. Et je relis ce qu’écrivait une amie psychanalyste à ce sujet : «Si Dieu n’existe pas, si il n’y a pas de maître, si les parents n’assurent pas un cachou ça ne sert à rien de rajouter des couches et des couches de «vernis» idéal non plus, tout ça pour ne pas regarder ce réel en face… et ne pas reconnaître notre fragilité de structure (humains, en proie à la douleur d’exister et donc d’être mortels). A force d’en appeler à un Autre tout puissant, qui n’est qu’un fantasme infantile, à force de rêver d’un sauveur collectif ou individuel qui détiendrait la Vérité, c’est le maître qui se prend pour le maître qu’on convoque, appelons ça vouloir la dictature… se la prendre dans la figure, comme vouloir un suicide collectif, comme céder à ce penchant mélancolique …. On sait pourtant que l’issue mortelle est au bout. Alors pourquoi ne pas la tenir à distance et se recentrer sur la vie, même dure, et moins pleurer sur notre sort tels des enfants abandonnés.»
Je crois qu’avec ces deux chemins – la poésie directe et le journalisme documentaire – on pourrait s’approcher au plus près de l’humain. Du réel humain. Je pense à ce film documentaire dont l’ami René Diaz m’avait offert le DVD : Bi kheresko bi limoresko – Sant toit ni tombe, réalisé par Marilou Terrien et Thibault Datry en 2011. Plusieurs femmes roms, mères de famille, y racontent leurs parcours d’exil depuis le Kosovo ou la Roumanie. Au milieu du film, il y a cette très belle phrase de Rajko Duric, un écrivain rom de Belgrade : « La destinée rromani et la destinée humaine ne sont que variantes l’une de l’autre, car ni l’une ni l’autre n’a encore trouvé sa vraie place dans l’univers.»
Au milieu du film, l’une de ces mères nous raconte son attente tout en balayant sa cuisine : «Si nous avons notre réponse positive et nos papiers, Dieu merci, tout ira bien. Sinon j’embarque mes fils et mes belles filles, et comme ça nous nous jetons sous une voiture. Parce que rentrer au Kosovo c’est hors de question. Là-bas il y a des meurtres, des viols, tout ce que tu veux. Mais attendre rend fou, rien ne va, tu n’as aucune aide. Tu dors mal. Tu n’as pas ce dont tu as besoin et sans papiers tu ne peux même pas sortir.»
A chaque plan, la parole de ces femmes nous raconte quelque chose d’important, quelque chose de difficile à entendre. C’est la pensée de l’autre, la jeune romni qui a fui son pays où ses enfants étaient rejetés de l’école, la pensée brute et traduite en sous-titres. Pourquoi n’écouterions-nous pas ce qu’elle veut expliquer à la caméra qui vient de s’approcher de son visage dans la tourmente ? Elle nous raconte l’exil, la recherche d’un abri où dormir, préparer à manger pour ceux qu’on aime. Et nous sommes tous des enfants d’exilés, même si nous en avons perdu le récit à travers le silence des générations de ceux qui nous ont précédés. Les mots sont importants à rassembler, et ceux que ces femmes prononcent en langue romani nous parlent d’une humanité primordiale, celle des poèmes de Thierry Metz et Hüseyin Avni Dede. Celle qu’il nous faut continuer d’approcher pour avoir une chance de la préserver des prédateurs au pouvoir. Pour tenter de la raconter à notre tour, un jour, si nous trouvons les mots qui manquent encore. Si nous parlons avec la voix fragile qui ne mentira pas.
T.