Le migrant, un poème d’André Chenet

Masque Kwese, ancienne collection Tristan Tzara. Photographie reçue d'André Chenet.

Masque Kwese, ancienne collection Tristan Tzara. Photographie reçue d’André Chenet.

En janvier m’était parvenu ce poème. Un peu comme un cadeau qu’on n’a pas mérité. Et puis les semaines avaient passé. On a beaucoup marché dans les rues cet hiver, on a beaucoup crié contre des lois votées en force, conçues pour détruire une solidarité sociale sans laquelle nous sommes d’autant plus menacés aujourd’hui.

Je voulais mettre ce poème à l’abri, qu’il fasse partie de notre histoire avant qu’elle ne soit falsifiée, elle aussi.
Empêcher que s’effacent les poèmes qu’on reçoit, en les recopiant sur les murs.

★ T.
rue de la Fraternité,
le 20 avril 2020.

Le migrant

à Tieri Briet

Elle disait :

La ville tisse les fils dorés de mes rêves
et ma rue ce matin clair de printemps
multiplie les soleils baoulés sur les vitres
dans le quartier populaire où je vis
la poésie se fait comme on respire
pas besoin d’aller bien loin pour voyager
jusqu’au bout du monde

Il disait :

Je t’ai rencontrée dans un lieu inconnu
à l’heure où roucoulaient les colombes
je venais d’un pays déchiré par la guerre
après avoir traversé montagnes et mers
souvent j’ai dû voyager de nuit
à cause de la couleur de ma peau
seuls les enfants me souriaient
et un jour tu as ouvert en grand ta porte

Tu m’as dit :

« Entre tu es ici chez toi.»

André Chenet,
en janvier 2020.

 

André Chenet à Buenos Aires. © Aurelie Ondine Menninger, Buenos Aires, Costanera Sur, 2017.

André Chenet à Buenos Aires. © Aurelie Ondine Menninger, Buenos Aires, Costanera Sur, 2017.

Et pour empêcher que l’enfermement n’amène l’effacement, j’ai cherché un autre poème d’André Chenet, à partager ici, à l’intérieur de ce vieux cahier rouge.

Poésie directe de l’intérieur des villes sous la menace, à emporter avec soi quand on marche dans les rues sous l’œil des drônes et des patrouilles de police, avec ou sans dérogation dans la poche.

Fin du deuil et maintenant on va rester vivants, vite ! Parce que dans la nuit du 19 avril 2020, des révoltes populaires ont éclaté comme une traînée de poudre. Des incendies et des tirs de mortier contre une police qui nous a suffisamment mutilés en nous tirant dessus, dans les cortèges et les cités.

Les émeutes ont pris feu cette nuit dans au moins 18 villes à travers le pays. Pendant que la 8e compagnie de CRS continuait de tabasser des Erythréens à Calais, pendant que les flics de la BAC passent leurs nuits de service à picoler dans les bagnoles, à agresser les noctambules isolés, les peuples de Villeneuve-la-Garenne et Toulouse, Gennevilliers et Mulhouse en passant par Bordeaux, ceux de Sevran,et d’Aulnay en passant par Saint-Ouen, Villepinte et Fontenay, Suresnes, Evry, Strasbourg, La Courneuve et Grigny, Neuilly-sur-Marne et Amiens, jusqu’à Chanteloup et Epinay, l’armée d’un peuple méprisé, blessé à la tête et au cœur, a pris la décision de riposter à hauteur de l’immense terreur policière qu’un gouvernement d’incapables a tenté de mettre en place. Le confinement est donc terminé, le 1er mai sera une fête et le gouvernement peut préparer sa capitulation, il n’échappera pas à la justice qu’il nous faudra rétablir.

Seul le peuple sauve le peuple, on avait dit. On n’oublie pas. Ici et maintenant, la servitude n’a que trop duré et notre futur vient tout juste de commencer. Enfin. André merci pour Le migrant, merci pour ce poème que tu mettais en ligne il y a deux jours, une bouffée d’oxygène à l’intérieur de l’asphyxie générale.

★ T.

 

Poème pour un rouleau de printemps

dédié au grand masturbateur
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Paul Valéry, 1919
« La poésie a toujours été le cri des hommes oubliés et de ceux qui ne se résignent pas. »
Danaël, anonymous

Je vis dans une grande ville sans limite
où tout s’est arrêté
les oiseaux de chanter
les habitants de vivre
les arbres de pousser
et le temps lui-même semble
avoir cessé sa course de lapin de garenne
pourtant nous vieillissons
plus vite que jamais auparavant
nos visages ressemblent
à des cadrans d’horloges molles
il n’y a plus d’amoureux dans les parcs
des soldat armés jusqu’aux dents
contrôlent tout ce qui bouge
où sont passés les enfants
qui les a fait disparaître
seuls quelques ancêtres en claudiquant vont priant
entre les mausolées de cette cité naufragée
Des écrans plats à longueur de jours et de nuits
diffusent de mauvais films américains de science-fiction
aux scénarios identiques
seul le point de vue change
mais il n’y a plus personne pour écouter
bientôt les meilleurs amis ne se reconnaîtront plus
déjà les miroirs se brouillent les repères se perdent
la vérité s’est retranchée dans un no man’s land inaccessible
des rêves brûlent avec des fumées noires
sortant de la gueule des crématoriums.
Il règne dans les avenues vides une atmosphère mutilante
où quelques fantômes sans sexe, des spectres masqués
déambulent en flottant comme des nuages entre les murailles
parfois un mort soupire sous un soupirail
mais plus personne ne s’en soucie
depuis qu’un décret en lettres de sang
a rendu obligatoire l’interdiction de mourir.
Autrefois j’ai entendu dire qu’en Chine
un vieux sage en marchant sur les mains
était venu voir l’Empereur pour lui apprendre
à applaudir avec une seule main.
Le soleil rumine sur les toits de vieilles chansons d’antan
et derrière les fenêtres les cerveaux détraqués cuisent à gros bouillons
il fait un temps à se tirer une balle dans la peau
à sortir de sa tanière comme un animal féroce.
Dans ma ville s’est répandu comme traînée de poudre le bruit de fond
d’un silence mortel lourd comme une rumeur d’apocalypse.

André Chenet,
le 18 avril 2020.

Raoul Vaneigem, par-delà l’impossible

Le journal l'Impossible, première de couverture du numéro 2, avril 2012

Le journal l’Impossible, première de couverture du numéro 2, avril 2012

On ne lit pas assez Vaneigem. Ce texte avait paru dans le numéro 2 du journal l’Impossible. Pour les lecteurs de l’éphémère Impossible, le texte de Vaneigem était bien un cadeau, ou plutôt un potlatch, pour reprendre le titre d’une revue dont l’existence, au milieu des années 1950, fut à peu près aussi brève que celle du journal l’Impossible. Potlatch était une insoumission en actes, dont l’intention stratégique était d’inventer une configuration nouvelle, réunissant des artistes d’avant-garde et des penseurs travaillant, collectivement, à une critique révolutionnaire de la société. En novembre 1954, on pouvait y lire ce genre de choses en première page.: «.Malgré l’attachement normal d’une société mourante à des expressions faisandées, il est à noter qu’aujourd’hui une revue sérieuse n’ose plus publier de poèmes..»

_______________________________________

L’impossible est un univers clos. Néanmoins, nous en possédons la clé et, comme nous le soupçonnons depuis des millénaires, la porte s’ouvre sur un champ d’infinies possibilités. Ce champ, il nous appartient plus que jamais de l’explorer et de le cultiver. La clé n’est ni magique ni symbolique. Les Grecs anciens la nommaient «poésie», du verbe «poiein», construire, façonner, créer.
________________________________________

Par-delà l'impossible, Raoul Vaneigem, page de titre

Par-delà l’impossible, Raoul Vaneigem, page de titre

Depuis qu’avec la civilisation marchande s’est instauré le règne des princes et des prêtres – dont les lamentables résidus continuent de grouiller sur le cadavre de Dieu – le dogme de la faiblesse, de la débilité native de l’homme et de la femme n’a cessé d’être enseigné, aux dépens de la créativité, faculté humaine par excellence. La loi du pouvoir et du profit ne condamne-t-elle pas l’enfant à vieillir prématurément en apprenant à travailler, à consommer, à s’exhiber sur un marché d’esclaves où la roublardise concurrentielle et compétitive étouffe l’intelligence du cœur et de la solidarité ?
Nous sommes en butte à une dénaturation constante où la vie est vidée de sa substance tandis que la nécessité de survivre se réduit à la quête animale de la subsistance. Le droit aléatoire à l’existence s’acquiert au prix d’un comportement prédateur qui monnaie et rentabilise la peur.

Alors que le travail socialement utile – agriculture naturelle, école, hôpitaux, métallurgie, transports – se raréfie et se dégrade, le travail parasitaire, assujetti aux impératifs financiers, gouverne les Etats et les peuples au nom d’une bulle financière vouée à imploser. La peur règne et répond à la peur. La droite populiste récupère la colère populaire. Elle lui désigne des boucs émissaires interchangeables, juifs, arabes, musulmans, chômeurs, homosexuels, métèques, intellectuels, en-dehors, et l’empêche ainsi de s’en prendre au système qui menace la planète entière. Dans le même temps, la gauche populiste canalise l’indignation en des manifestations dont le caractère spectaculaire dispense de tout véritable projet subversif. Le nec plus ultra du radicalisme consiste à brûler les banques et à organiser des combats de gladiateurs entre flics et casseurs comme si ce combat dans l’arène pouvait ébranler la solidité du système d’escroquerie bancaire et les Etats qui, unanimement, en assument les basses œuvres.
Partout la peur, la résignation, la fatalité, la servitude volontaire obscurcissent la conscience des individus et rameutent les foules aux pieds de tribuns et de représentants du peuple, qui tirent de leur crétinisation les derniers profits d’un pouvoir vacillant.
Comment lutter contre le poids de l’obscurantisme qui, du conservatisme à la révolte hargneuse et impuissante du gauchisme, entretient cette léthargie du désespoir, alliée de toutes les tyrannies, si révoltantes, si ridicules, si absurdes qu’elles soient ? Pour en finir avec les diverses formes de grégarisme, dont les bêlements et les hurlements jalonnent le chemin de l’abattoir, je ne vois d’autre façon que de ranimer le dialogue qui est au cœur de l’existence de chacun, le dialogue entre le désir de vivre et les objurgations d’une mort programmée.

Par quelle aberration consentons-nous à payer les biens que la nature nous prodigue : l’eau, les végétaux, l’air, la terre fertile, les énergies renouvelables et gratuites ? Par quel mépris de soi juge-t-on impossible de balayer sous le souffle vivifiant des aspirations humaines cette économie qui programme son anéantissement en accaparant et en saccageant le monde ? Comment continuer à croire que l’argent est indispensable alors qu’il pollue tout ce qu’il touche ?

Que les exploiteurs s’opiniâtrent à convaincre les exploités de leur inéluctable infériorité, c’est dans la logique des choses. Mais que révoltés et révolutionnaires se laissent emprisonner dans le cercle artificieux de l’impossible, voilà qui est scandaleux. J’ignore combien de temps s’écoulera avant que volent en éclats les tables d’airain de la loi du profit, mais aucune société véritablement humaine ne verra le jour tant que ne sera pas brisé le dogme de notre incapacité à fonder une société sur la vraie richesse de l’être : la faculté de se créer et de recréer le monde.

L'Impossible n°2, détail de la première de couve, avril 2012

L’Impossible n°2, détail de la première de couve, avril 2012

Jusqu’à ce que les mots porteurs de vie se fraient un chemin dans la forêt pétrifiée, où les mots glacés et gélatineux consacrent le pouvoir d’une mort froidement rentabilisée, peut-être est-il indispensable de répéter inlassablement : oui il est possible d’en finir avec la démocratie corrompue en instaurant une démocratie directe ; oui il est possible de pousser plus avant l’expérience des collectivités libertaires espagnoles de 1936 et de mettre en œuvre une autogestion généralisée ; oui il est possible de recréer l’abondance et la gratuité en refusant de payer et en mettant fin au règne de l’argent ; oui il est possible de liquider l’affairisme en prenant à la lettre la recommandation « Faisons nos affaires nous-mêmes » ; oui il est possible de passer outre aux diktats de l’Etat, aux menaces des mafias financières, aux prédateurs politiques de quelque étiquette qu’ils se revendiquent.

Si nous ne sortons pas de la réalité économique en construisant une réalité humaine, nous permettrons une fois de plus à la cruauté marchande de sévir et de se perpétuer.

Le combat qui se livre sur le terrain de la vie quotidienne entre le désir de vivre pleinement et la lente agonie d’une existence appauvrie par le travail, l’argent et les plaisirs avariés, est le même qui tente de préserver la qualité de notre environnement contre les ravages de l’économie de marché. C’est à nous qu’appartiennent les écoles, les produits de l’agriculture renaturée, les transports publics, les hôpitaux, les maisons de santé, la phytothérapie, l’eau, l’air vivifiant, les énergies renouvelables et gratuites, les biens socialement utiles fabriqués par des travailleurs cyniquement spoliés de leur production. Cessons de payer pour ce qui est à nous.
La vie prime l’économie. La liberté du vivant révoque les libertés du commerce. C’est sur ce terrain-là que, désormais, le combat est engagé.

Raoul Vaneigem
Par-delà l’impossible, publié dans le numéro 2 de l’Impossible, en avril 2012.