Jean Ziegler : «Nous avons recréé des camps de concentration»

Je n’ai jamais été à Lesbos, alors j’ai voulu regarder sur une carte. L’île est si proche de la Turquie, quinze kilomètres à peine des côtes turques qui semblent l’encercler, en dessinant une demi-lune autour de l’île. Depuis huit jours que j’entends ce nom à la radio, Lesbos, Lesbos, je pense à une photo aperçue l’autre soir sur le site d’Info Migrants : une image noire et bleue prise par un photographe de Reuters.

Des migrants marchent devant le camp de Kara Tepe, sur l’île de Lesbos. Image d’illustration. Crédit : EPA

Lesbos, je sais seulement que c’est l’île de Sapho, mais c’est aussi celle d’Odysséas Elýtis et je ne le savais pas. Pourtant j’avais aimé son écriture de «buveur de soleil» quand j’avais plongé dans ses recueils de poèmes, des livres parus chez Fata Morgana, des livres dont il fallait couper les pages au couteau. Dans «Journal d’un avril invisible» ou dans «À l’ouest de la tristesse», Elýtis raconte un pays où j’ai souvent été me perdre à force d’y marcher au hasard :

La mer a mangé le rocher
l’île est restée seule et cachée

Les camps en Grèce sont entourés de murs et surveillés par des caméras depuis 2021 | Photo : Florian Schmitz / DW

Donc Lesbos est une île de poètes, cachée au large des côtes turques où, depuis qu’il y a la guerre en Syrie, des familles de réfugiés sont venus s’entasser par dizaines de milliers. Là, des passeurs font de l’argent en leur revendant des zodiacs, des gilets de sauvetage et assez de gasoil pour tenter de traverser jusqu’aux plages de Lesbos, qui appartiennent à l’Europe de Schengen.

Selon les ONG, les autorités grecques isolent les migrants dans pour décourager l’immigration clandestine vers la Grèce | Photo : A. Avramidis / Reuters

Sur l’île il y a des camps de réfugiés, des centres d’accueil devenus insalubres, de plus en plus surpeuplés. L’un d’eux a été incendié le 7 mars. Plusieurs ONG d’aide aux migrants ont décidé d’évacuer leurs bénévoles, suite aux menaces et à l’hostilité des habitants de l’île et des néo-nazis venus d’Allemagne et d’Athènes. C’est le genre de choses qu’on apprend en écoutant la radio dans le noir, en pleine nuit, et le matin on sait que non, ce n’était pas un cauchemar. Juste l’enfer au sud-est de l’Europe, le continent où nous vivons vous et moi, harcelés par les chiffres des morts du virus et des cours de la Bourse qui dévisse.

À Mytilène, la capitale de Lesbos, quelqu’un a tagué un message en lettres noires par-dessus la chaux blanche : Les frontières sont des murs imaginaires qui enferment des personnes réelles. J’aime cette phrase et je l’avais notée, de peur de l’oublier. Je voulais en faire une pancarte, pour le rassemblement en faveur des mineurs exilés qui ont pu arriver jusqu’ici, sans argent dans les rues de Nantes où plusieurs collectifs tentent de leur trouver au moins un toit, pour commencer. Avant qu’ils ne puissent aller à l’école et obtenir un titre de séjour, dans le meilleur des cas.

Comme d’habitude, je n’ai pas pris le temps de peindre ma pancarte. Et pourtant j’y crois dur comme fer, à cette phrase. Les frontières sont des murs abstraits qui enferment des personnes réelles. Des murs de moins en moins abstraits, et qu’il faudra quand même abattre si on veut en finir avec le découpage géographique du malheur humain à Lesbos. Depuis des années, l’île est devenue pire qu’une prison pour des milliers d’exilés. Caroline Willemen l’a raconté aux journaux en décembre. Là-bas, elle a coordonné l’action de Médecins Sans Frontières pendant toute une année.

C’est le récit qu’elle fait du malheur des migrants en Europe : «Ça commence avec des enfants qui sont très agressifs par exemple, qui ne l’étaient pas mais qui le deviennent. Des enfants qui ne veulent plus manger, jouer, qui recommencent à faire pipi au lit à 10, 12 ou 14 ans. Des enfants qui se font mal, qui se mutilent.» Depuis trois mois, quand je pense à Lesbos, je pense d’abord à ces gamins, aux mots de Caroline Willemen quand elle raconte qu’à l’intérieur du camp de Moria, il y a chaque semaine des enfants qui vont tenter de se suicider.

Elle n’est pas seule à alerter sur ce que vivent ces enfants. Filippo Grandi dirige le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Lui parle de 1 200 mineurs isolés à l’intérieur du camp de Moria. Dans Le Seigneur des anneaux, Moria est une ville souterraine, une ancienne cité naine de la Terre du Milieu, située sous la chaîne des Montagnes de Brume. Mais dans l’Europe d’aujourd’hui, Moria est un camp où plus d’un millier d’enfants survivent dans des conditions «extrêmement préoccupantes et inadaptées» aux mineurs, pour reprendre les mots de Filippo Grandi.

Reuters, mars 2020

Bien sûr, c’est le langage d’un diplomate, mais qui l’écoute en Europe ? Durant l’été 2019, trois enfants suivis par MSF avaient tenté de se suicider. Dix-sept enfants s’étaient auto-mutilés. Que sont-ils devenus ? Je ne sais pas. Je veux savoir. Je pense à eux. Je pense à mes enfants et à ceux de Moria. Je ne sais pas comment faire, alors je cherche à travers les archives des journaux, parce que je ne peux pas m’empêcher d’enquêter.

C’est un journaliste italien qui raconte, Marco Mensurati dans la Reppublica. Je recopie ses mots, traduits dans Le Courrier International du 5 mars 2020 : «Sur cette île en plein naufrage, les premiers à se noyer sont les enfants. Ici, il n’y a rien pour eux, pas même un lit, des toilettes ou de la lumière. Ici, pour eux, il n’y a que la boue, le froid et l’attente. Un purgatoire humide et absurde à devenir fou. De sorte que, jour après jour, à mesure que l’Europe et ses promesses s’éloignent de l’horizon, il ne reste rien à faire aux plus fragiles que de tenter de se suicider.

Des migrants bloqués en Grèce, septembre 2021. Crédit : Picture alliance

Ils se tailladent les poignets quand ils trouvent une lame de rasoir ou un couteau, ils sautent d’un endroit un peu élevé, un petit mur ou un olivier ; les adolescents tentent de se pendre, les plus petits essaient de se fendre le crâne contre des rochers, mais comme ils ont peur, ils réussissent rarement à aller jusqu’au bout. De temps en temps, un adulte toque à la porte de la clinique de Médecins sans frontières, au bas de la colline, apportant dans ses bras un gamin avec sur le corps des marques éloquentes. Tout le monde sait ce qu’il vient de faire. Il recommencera dans quelques mois.»

Je n’arrive pas à imaginer l’enfant qui grimpe sur un rocher pour se jeter dans le vide et s’ouvrir le crâne en contrebas. Comment est-ce qu’un enfant, une enfant se suicide en 2020 sur les rochers d’une île transformée en enfer, au sud de l’Union Européenne où l’espérance de vie oscille entre 77,8 ans pour les hommes et 83,3 ans pour les femmes ? Je ne sais pas si j’ai le courage d’imaginer la scène avec la mer, les bâches plastiques sur les cabanes du camp un peu plus. Je ne sais pas si l’enfant crie juste avant de basculer dans le vide, ou s’il pleure en silence en pensant à ceux de sa famille qu’il a perdus dans le périple.

Je pense à d’autres chiffres que Firas Kontar vient de donner. En soixante dix jours, les avions russes et syriens ont bombardé vingt-deux écoles dans le nord de la Syrie. Où s’en vont les écoliers qui auront la chance de survivre ? Pourquoi ne construisons-nous pas des écoles à Lesbos ? À Athènes et à Nantes, pourquoi n’ouvrons-nous pas nos écoles aux enfants d’Idlib et de Kaboul ? L’Europe est le continent de la honte où des enfants du monde entier sautent des rochers pour s’exploser les os du crâne, plutôt que d’ouvrir un cahier et d’apprendre un par un les mots de la langue grecque, puis ceux des autres langues que nous parlons à travers les frontières. Je ne sais pas comment faire. À force, je vais trouver. Et continuer de raconter en attendant. Au moins ça.

T., le 10 mars 2020.
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♦️ Info Migrants du 3 mars 2020, «Attaques « fascistes » à Lesbos : plusieurs ONG suspendent leurs activités»

♦️ Courrier international du 5 mars 2020, «Dans le camp de réfugiés de Moria, les damnés de Lesbos», La Repubblica, Rome.

♦️ Tweet MSF du 5 septembre 2019.

♦️ L’Obs du 9 décembre 2019, «Des enfants réfugiés tentent de se suicider dans les camps en Grèce, alerte MSF»

♦️ France info du 7 mars 2020 : «Grèce : un centre d’accueil pour réfugiés incendié à Lesbos»

♦️ France Culture, à propos d’ailleurs, 8 mars 2020, «Lesbos : une tragédie européenne»

♦️ Dé-solation, de Marie-Christine Navarro

♦️ Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, 2019, entretien avec L’Illustré, 23 janvier 2020

La paix viendra des Somaliennes

Face au vieil écrivain, la jeune mère qui tend la main pour mendier n’a pas prononcé un seul mot. Mais sa bouche s’est durcie, ses yeux se sont baissés sur la paume claire qu’elle continue de tendre vers l’homme âgé, pendant qu’il cherche une pièce ou un billet à lui donner.

Avant sa venue, la main est longtemps restée vide et Nuruddin Farah le sait. Il imagine les doigts ouverts depuis des heures et c’est une image douloureuse qui se forme en travers de sa pensée. Un peu de la poussière du désert a recouvert les veines de son poignet à elle. Il l’a reconnue de loin. Elle est la plus jeune dans l’alignement des mendiantes et c’est immédiat, comme un reflet inespéré dans son regard de vieil exilé, il a contemplé sa beauté et enfoui dans le creux de sa main les derniers billets qu’il a pu trouver.

Alors elle incline un peu son visage, on pourrait croire à un salut mais ce n’est pas saluer qu’elle veut. Plutôt esquiver son regard de vieil homme attristé. Elle ferme les paupières en répétant trois mots d’une prière silencieuse, les trois seuls en arabe qu’elle ait retenus du Coran. D’anciens mots de l’enfance devenus talismans dans l’exil. Maintenant, elle pense que prier l’a protégée dans sa fuite. Aujourd’hui, le vieil écrivain qui a fui son pays lui aussi peut deviner qu’elle n’a rien d’autre que les mots d’une prière pour affronter les mauvais coups. Dans les rues de Mombasa, trois mots d’arabe veillent sur l’aîné de ses garçons qui va avoir douze ans, qui a déjà envie d’une arme pour aller tuer.

Sans un ancien pour veiller sur leurs vies, les gamins apprennent très vite à monnayer quelques grammes de qaat en échange de violence. Nuruddin le sait ça aussi. La survie à l’intérieur des camps de réfugiés se négocie trop souvent à ce prix. Et depuis le temps qu’il fuit, depuis le temps qu’il écrit des articles et des livres, il a fini par apprendre au moins ça : l’existence qui est faite aux enfants somalis en exil n’est pas acceptable.Il faut fuir. Il l’a raconté dans ses romans. Il a décrit ce peuple d’enfants accourant par centaines, les yeux fous quand un camion de ravitaillement remonte l’allée d’un camp dans le nord du Kenya. Le plus étonnant, c’est qu’il ait su l’écrire à travers les yeux d’une femme dont le visage et le prénom sont ceux de la mendiante.

Le vieil écrivain ne raconte le monde que par la voix des somaliennes, elles qui même à l’intérieur de leur famille n’ont pas le droit à la parole. La mère de Nuruddin Farah est morte. Et menacé de mort dans son pays, il n’a pas pu assister aux funérailles. Mais il n’a pas oublié qu’à l’intérieur des poèmes de sa mère, la Somalie est une femme. Elle, la jeune mère qui lui fait face les yeux baissés. Il la regarde incliner son visage vers le sol pour mendier, puis replacer son voile jaune et rouge pour dissimuler ses cheveux. Il essaie de deviner à ses vêtements si elle vient du Hiiraan ou d’une autre province plus au nord, ravagée par l’armée éthiopienne.

Il s’agenouille face à la jeune mère qui mendie. Il a quelque chose à lui dire. Il veut lui raconter qu’à Paris, porte de la Chapelle, une femme vient de mourir dans la rue d’être seule. Exilée, abandonnée et violentée depuis des mois par l’administration et la police française. Elle était Somalienne.

C’est le mardi 2 avril qu’on a retrouvé son corps déjà raidi sous le pont de l’échangeur du périphérique nord, un corps humain recroquevillé sous une couverture trempée d’urine et de pluie à l’intérieur d’une petit tente, un sac à main serré entre ses bras. Nuruddin est écrivain et il veut raconter toute l’histoire de sa vie. Parce que c’était une femme âgée, qu’elle s’est beaucoup battue avant de succomber dans ce pays maudit. Enfermée dehors depuis des mois, dans les rues de Paris, la capitale de la France qui refuse d’accueillir. Chaque matin, elle était réveillée à coups de pied par des fonctionnaires de police, juste avant qu’ils ne pulvérisent lui du gaz en plein visage. Sans comprendre leur violence, elle continuait d’essayer de survivre, dans la peur absolue des coups qu’elle recevait.

Nuruddin veut écrire son histoire pour qu’en France, les responsables politiques qui organisent la mort et la torture des sans-papiers soient eux aussi emprisonnés. Il croit encore à la justice internationale. Il pense que la vieille femme venue de Somalie avait encore des droits humains, et que les policiers de La Chapelle ne sont rien d’autre que des tortionnaires qu’il faut juger, eux aussi, devant un tribunal compétent et nécessaire. Je suis comme Nuruddin Farah, je crois encore en la justice des hommes, dans l’importance de raconter.

Face à la jeune mendiante, Nuruddin ajoute qu’à Paris, le Collectif de la Chapelle a organisé une cérémonie funèbre en mémoire de la femme morte. C’est le plus important. Leur deuil, leur rage resteront la seule réponse humaine face à un crime d’Etat. En mémoire de tous les exilés que l’Etat français a laissé mourir à ses frontières, dans les neiges des montagnes ou dans les vagues de la Méditerranée. En mémoire de tous ceux qu’elle a poussés au suicide dans les centres de rétention administrative. En mémoire d’une Somalienne abandonnée jusqu’à la mort dans les rues de Paris.

La cérémonie a eu lieu un dimanche, le 21 avril 2019, porte de la Chapelle.

Tieri Briet

Des centaines de milliers d’histoires toutes différentes

Se-questo-è-un-uomo-Primo-Levi-recensione-flaneri.com_-395x600Je savais qu’en commençant à lire Si c’est un homme, j’allais être ébranlé par ce récit que Primo Levi avait ramené de l’enfer. Et j’avais sûrement raison d’avoir un peu peur. Et peur depuis longtemps. Le regard de Levi sur l’expérience du Lager commence par un poème qui est avant tout une mise en garde. Gravez ces mots dans votre cœur. Si c’est un homme qui meurt pour un oui pour un non. N’oubliez pas que cela fut. Si c’est une femme, les yeux vides et le sein froid. Pensez-y chez vous, dans la rue. Sinon votre maison s’écroulera. Sinon la maladie vous prendra. Et les mots qu’il faut graver dans sa mémoire sont sans appel. En 1944, les maîtres d’Auschwitz étaient nazis et SS, aux ordres du IIIe Reich. Mais en lisant Si c’est un homme on pense aussi aux nouveaux maîtres du désastre, celui que racontent les journaux d’aujourd’hui.  On pense aux prisons de Damas ou de Guantanamo, aux camps de travail de Mordovie, au sud-est de Moscou. On pense aussi aux prisons de Turquie surpeuplées d’opposants, aux Centres de Rétention Administrative en France et aux Antilles, où l’on enferme des étrangers et des enfants sans aucune décision judiciaire. Ces nouveaux Lager s’intègrent à un monde ultraviolent, façonné à leur mesure par de nouveaux maîtres du désastre qui n’ont plus besoin d’être SS pour banaliser la démolition d’un homme emprisonné. Il faudra d’immenses écrivains pour trouver le courage de raconter la terreur maintenant décuplée, vécue jour après jour par les détenus de plus en plus nombreux du nouvel ordre ultra-capitaliste.

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît: nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèvent jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devons trouver en nous la force nécessaire pour que nous derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. » (Si c’est un homme)

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Tombe d’un migrant noyé en mer, au cimetière de Catane.

Et je pense à ces tombes, simples et pourtant imposantes, des tombes liées au silence que le maire de Catane a fait tailler pour les migrants noyés en mer, quand personne ne connaissait leur âge ou seulement leur prénom. Ces migrants sont morts dans le plus grand anonymat, écrit Maryline Baumard, dans un article du Monde en 2016. «Ils ont vécu leurs derniers instants dans un canot à côté de gens qu’ils n’ont parfois connu que le temps de l’attente sur une plage libyenne ou égyptienne, ou ont péri, glacés et seuls au milieu des eaux salées.»

Au cimetière de Catane, sur la pierre des dix-huit tombes, un vers d’un poème de Wole Soyinka – Migrant – dont j’ai cherché une traduction en français, sans parvenir à la trouver. « C’est un poème court, explique Enzo Bianco, le maire de Catane. Aussi chaque tombe a son vers, précise-t-il. C’est une bien petite chose, sans doute, que j’ai faite là, mais j’en suis fier. » Ces tombes sont l’absolu contraire des fosses communes d’Auschwitz.

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© Maryline Baumard

Je suis sûr qu’Enzo Bianco a lu Si c’est un homme, lui aussi, quand il se bat pour que l’Europe adopte une politique un peu humaine en faveur des migrants. Ils sont nombreux, sûrement, les Italiens nés dans les années 50 à avoir reçu le récit de Primo Levi, paru deux ans après la fin de la guerre, comme un enseignement. Mais lui n’a pas oublié la mise en garde à la fin du poème : Que votre maison s’écroule si vous ne gravez pas ces mots dans votre cœur.

Les histoires des noyés du cimetière de Catane ont été égarées, impossibles à reconstituer. Leurs corps reposent à l’abri d’une sépulture où le poème de Soyinka remplace les noms et prénoms, les dates de naissance et de mort, mais leurs histoires manquent à nos mémoires déjà saturées de tous ces noms que l’actualité nous impose : 41m5cUqmHXL._SX331_BO1,204,203,200_les noms des dirigeants et des maîtres du désastre sont partout, ceux des noyés se sont perdus dans les profondeurs d’une mer endeuillée. Dans Si c’est un homme, Primo Levi tente le geste inverse et ramène à nos mémoires le nom de Resnyk, un prisonnier polonais de trente ans dont il partage le lit, à l’intérieur du Block 45 : « Il m’a raconté son histoire, et aujourd’hui je l’ai oubliée, mais c’était à coup sûr une histoire douloureuse, cruelle et touchante, comme le sont toutes nos histoires, des centaines de milliers d’histoires toutes différentes et toutes pleines d’une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous nous les racontons entre nous : elles se sont déroulées en Norvège, en Italie, en Algérie, en Ukraine, et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d’une nouvelle Bible ?»

C’est le travail de patience des romanciers, aujourd’hui, que de recoudre ces histoires simples et incompréhensibles qui se sont perdues dans les eaux de la Méditerranée. Wole Soyinka, Marie Rajablat, Erri de Luca et d’autres ont commencé ce long travail d’écriture dont nous avons besoin pour sortir de la nuit de l’Europe.

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SI C’EST UN HOMME

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non,
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver,
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

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Quand tu fais l’aventure, c’est comme ça : ou tu deviens sage ou tu deviens fou

Marion Cousin & Gaspar Claus à Convivència, Arles, 15 juillet 2017 - © Tieri Briet

Marion Cousin & Gaspar Claus à Convivència, Arles, 15 juillet 2017 – © Tieri Briet

Ce matin, en lisant le récit d’Enzo qui a fui le Cameroun, traversé le Mali et l’Algérie, survécu en Lybie avant d’embarquer au nord de Tripoli sur un bateau de bois, j’entendais le chant d’une femme par la fenêtre grande ouverte. De loin, à travers les variations du mistral, une voix à la Meredith Monk et les derniers réglages, juste avant le concert de midi. Convivència, c’est le festival dans mon quartier, des musiques de Méditerranée à partager dans la rue, pour commencer, et depuis trois ans sur un parking un peu plus loin qu’on a vidé de ses voitures, sous les platanes où chantent aussi des cigales.

Alors je suis venu pour écouter. Le chant de Marion Cousin et le violoncelle de Gaspar Claus. Des chansons de geste et des chants de travail dans les champs, recueillis à Majorque et Minorque. Ses mains à elle scandent un chant de fauchage, puis un chant de cueillette des olives. Lui joue du violoncelle les yeux fermés et les pieds nus. Sur scène il n’y a rien d’autre, pas besoin. Seulement son chant à elle et ses deux mains qui dansent, son violoncelle à lui les yeux fermés, et parfois une guitare qu’elle utilise comme un tambour. Sa voix est lente, ce sont des mélopées venues des îles, et ses deux mains aussi sont lentes doigts fragiles qui remuent, effleurent, approchent des gestes d’une marionnette à fils. Comme lui, elle a fermé les yeux pour chanter plus profond.

Elle nous raconte l’histoire qu’elle va chanter. Une chanson triste, disent les lèvres très rouges, le récit de la vie d’une jeune femme désirée par son père, jalousée par sa mère, enfermée à double tour et qui n’a, pour apaiser sa soif, que l’eau puisée dans la mer. Elle réclame de l’eau de source à ses frères, à ses sœurs, le chant est sa supplique. Quand son père lui apporte enfin un peu d’eau, il est trop tard et c’est la fin du chant. Une tragédie venue des îles, à l’ouest d’une mer devenue tragédie.

Et puis vient la magie. Commence le chant de la cueillette des amandes à Majorque, qui est aussi un chant d’amour et de désir. Là-bas, les amandes fraîches sont toujours un délice, disent les lèvres de Marion. Les deux musiciens sont rassemblés autour du violoncelle dont ils vont jouer à quatre mains. Avec l’index de la main droite, elle fait vibrer la corde la plus aigüe pendant que son archet à lui, bâton de magicien, fait surgir une voix de femme du violoncelle. C’est un chant à deux voix, la femme aux lèvres rouges et la captive du violoncelle, celle que personne n’a jamais vue dans les coulisses, derrière le rideau rouge. Le soleil dans les arbres entoure l’étrange trio d’un peu de vent. C’est une magie du sud, ramenée de la mer-tragédie et chantée à la douce, à la manière d’un sortilège assez puissant pour protéger les chants perdus de l’amnésie définitive. En écoutant, je pensais à Enzo, naufragé sauvé des eaux et recueilli par l’Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée. Je me disais que ces chants étaient pour lui, qu’ils apaiseraient peut-être son âme d’exilé loin des chants de l’Afrique.

Réfugiés à bord de l'Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée. Arrivée au port de Saleme, Italie, le 26 mai 2017. © Carlo Hermann, AFP

Réfugiés à bord de l’Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée. Arrivée au port de Saleme, Italie, le 26 mai 2017. © Carlo Hermann, AFP

« Quand tu fais l’aventure, c’est comme ça : ou tu deviens sage ou tu deviens fou.» Ce sont les mots d’Enzo qu’a recueillis Marie Rajablat, dans le voyage qui ramenait les naufragés jusqu’en Sicile. Un quart des passagers de l’Aquarius sont des mineurs : des bébés, d’à peine quelques jours parfois, sans compter les trois qui sont nés à bord, des enfants et des adolescents qui ont déjà vécu plusieurs vies, avant d’arriver sur le pont. Eux aussi, les enfants de la mer, les enfants du Sahel, ils vont avoir besoin de chants disparus pour apprendre et grandir dans un monde sans mémoire, incapable d’accueillir.
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Pour lire le témoignage d’Enzo et écouter les chants de Marion Cousin et le violoncelle de Gaspar Claus :

Erri de Luca, pour réécrire la géographie de l’Europe

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Première page de Libération, lundi 20 avril 2015

En 2013, suite à plusieurs naufrages d’embarcations au sud de Lampedusa, Erri de Luca avait écrit ce texte qu’il est important de relire, et que Danièle Valin avait traduit pour Libération. À nouveau, c’est un texte pour accueillir ceux qui fuient, en tentant une géopolitique d’un genre nouveau, où l’on retrouve cette idée fondamentale que  Francisco Sionil José, le grand écrivain philippin, résume d’une phrase qui pourrait nous servir de totem : « Seule la mer nous unit. »

Le désert éclairé du Minotaure

Je sais de l’Europe que son nom est grec, il veut dire Grands Yeux. Je sais qu’elle fut enlevée dans une région de l’actuel Israël par le roi des Dieux, Zeus, qui l’emmena en Crète. Je sais qu’elle fut la mère de Minos, constructeur du plus célèbre labyrinthe de l’histoire.

Ce parcours à reculons m’aide à savoir que l’Europe d’aujourd’hui est apparentée à un édifice labyrinthique aux nombreuses entrées et sans issue. Avant tout, sans issue : du format Europe on ne revient pas en arrière. Son union monétaire retient ses membres, comme le faisait le Minotaure avec les vierges qui lui étaient consacrées. Quelque part en Allemagne, dans un repaire inaccessible, au nom exotique de Buba (Bundesbank), le Minotaure Euro gouverne les nations et les soumet à son régime alimentaire. Il a appris la leçon et n’autorise l’entrée à aucun Thésée muni du fil de retour.

L’Europe est une expression monétaire. Sa tenue interne est inférieure à la Suisse la plus solide, qui est aussi une fédération, mais avec un seul drapeau, une seule politique étrangère, un seul système de santé et de justice. Mais l’Europe n’est pas une tour de Babel, qui fut une œuvre d’intense et visionnaire concorde, cherchant à atteindre le ciel au moyen d’une construction.

Rien de ce projet commun de l’humanité d’alors ne se retrouve dans le format Europe. Ici, la guerre de cent ans continue avec d’énormes moyens financiers protégés par le secret bancaire, privilège élevé au rang d’un sacrement. Sans issue, l’Europe a beaucoup de portes. L’une d’elles se trouve à Lampedusa, île au nombril de la Méditerranée. Elle s’étend en longueur sur la carte de géographie et a deux bords opposés : l’un est abrupt, à pic, inapprochable ; l’autre est au contraire plein de baies, de criques, de lieux d’accostage.

IMG_7110Sa forme décide de sa vocation : inaccessible au nord et grande ouverte au sud. Telle est aussi l’Italie, elle a les Alpes au nord, la plus haute muraille du continent. De là se détache un bras de terre qui s’allonge dans la Méditerranée et finit avec les Pouilles et la Calabre, qui sont des extrémités de main ouverte. Et à côté, la Sicile est un mouchoir au vent qui salue.

L’Italie est une terre qui s’est étendue en forme de pont et qui a servi à ça. Avec la Grèce, elle forme les racines d’Europe dans la mer. Ses ports ont déchargé les civilisations venues de l’Orient par l’intermédiaire des commerces, des invasions, des révélations de messages urgents de divinités. Un abîme d’histoire est déposé sur le fond marin, aujourd’hui recouvert par des couches de corps de voyageurs non autorisés.

Aujourd’hui, la mer Méditerranée est une fosse commune de naufragés coulés par mer calme, repoussés au hasard, à l’aveuglette. Sur leurs corps avance sans relâche le flux des débarquements successifs, au gré de l’obscurité et de la fortune, qui, parfois, coïncident.

Aujourd’hui, l’Europe est le désert le plus éclairé du monde. Pour finir, je déclare que je suis un citoyen de la Méditerranée, de sa république de la mer. J’appartiens au Sud auquel l’Europe doit vocabulaire et autels, art et métaux, pain et vin, et, en dépit des grands yeux de son nom grec, ne distingue et ne voit que dalle.

Traduit de l’italien par Danièle Valin

Erri de Luca, Le désert éclairé du Minotaure, Libération du jeudi 31 octobre 2013

 

Erri de Luca, journal de bord sur le Prudence, bateau de sauvetage de MSF en Méditerranée

de Erri De Luca | 26 avril 2017

C-Gqb32XcAEMFmuA six heures du matin, à 18 milles de la côte libyenne, Pietro Catania, le capitaine du bateau de sauvetage Prudence de Médecins Sans Frontières, m’indique sur la carte marine trois canots. Ils ont été signalés : ils partiront cette nuit des plages de Sabratha. A six heures du matin, ils sont à 8 milles de distance. Je commence le service de sentinelle, aux jumelles. Le radar de bord ne parvient pas à signaler une embarcation basse, faite de caoutchouc et de corps humains. Sur l’autre bord de la proue, Matthias Kennes, responsable de Msf, veille sur la part d’horizon qui reste. On voit les lumières de la côte, l’aube est limpide. Les heures passent, en vain.

Nous apprenons que les canots ont été interceptés par les patrouilleurs libyens et qu’ils ont été obligés de rentrer. Ils étaient à 15 milles de la côte, donc au-delà de la limite territoriale de 12 milles, qui correspondent à 22 km sur terre. Ils auraient pu les laisser faire. Ils sont déjà condamnés à mort même s’ils font naufrage avant la limite, où nous ne pouvons pas intervenir. Ils les ramènent à la terre ferme pour les enfermer dans une nouvelle cage. Pas tous : un des canots traînés chavire. Les noyés sont quatre-vingt-dix-sept. Quand il s’agit de vies humaines, je dois les restituer en lettres, pas en chiffres. La loterie du salut en bénit vingt-sept. Au bord du Prudence, tout était prêt. Nous restons les poings serrés. On ne pourra pas les ouvrir pour accueillir. Ce soir, je regarde la mer : lisse, égale, prédécoupée. On ne peut pas couler sans vagues. Quelle injure à la mer, se noyer lorsqu’elle est calme, lorsque aucune force de nature hostile n’existe, sauf la nôtre. Nos poings sont serrés. Je ne souffre pas du mal de mer, encore enfant j’ai appris à rester en équilibre sur les vagues. Je ne souffre pas du mal de mer, mais ce soir je souffre du mal de la mer, de la douleur de la mer, de sa peine d’engloutir les navigateurs dans l’immobilité. Une créature vivante est cette mer, que les Latins appelèrent tendrement Nostrum, pour que personne ne puisse dire : c’est la mienne. Le bateau au bord duquel je voyage veut épargner à la Méditerranée d’autres charniers.  Pour un autre jour et une autre nuit de veille, nous restons au large.

Voilà ce que c’est, aujourd’hui, le transport de vies dans la Méditerranée : d’un côté, un carrousel de croisières autour du monde, de l’autre, des radeaux à la dérive, à la merci de la volonté de ceux qui empochent des sous aussi bien des trafiquants que de l’Union Européenne. Un vrai festin, pour eux : pourquoi devraient-ils renoncer à un de leurs sponsors ? Des naufrages par-ci par-là, l’arrêt de quelques canots choisis au petit bonheur, pour faire semblant de respecter les accords.  Est-ce que les accords prévoient des naufrages ? Il ne faut surtout pas l’avouer ! Les accords admettent des effets collatéraux. Ces têtus qui veulent voyager à tout prix, ils l’auront cherché ! Exactement, à tout prix : ils sont prélevés de leur baraques, la nuit, par blocs de cent cinquante, et forcés à monter sur le canot.  Forcés : ceux qui voudraient renoncer, face à l’obscurité et à l’absurdité du risque, sont nombreux. Ils ne peuvent pas. Les résistants montent, menacés par les armes. L’un d’entre eux, secouru il y a quelque temps pendant une opération de sauvetage, avait une balle dans la jambe.  Les trafiquants les aiguillonnent, puis ils confient la boussole à une personne de la cargaison. Les passeurs n’existent plus. Une des vedettes du Prudence, mis à flot pour approcher les canots, demande à celui qui tient la barre hors-bord d’éteindre le moteur. L’autre répond qu’il ne sait pas comment faire. Le moteur a été démarré par les passeurs et, lui, il sait seulement tenir la barre. La vedette est obligée d’aborder. On tient par les pieds Lionel, membre opérationnel de Msf, qui de la proue se lance sur le moteur hors-bord du canot, pour l’arrêter. Les passeurs n’existent plus.

e1gtHgiIAu port d’Augusta, la ville sicilienne où je monte à bord du Prudence, il y a un premier camp de prise en charge pour ceux qui débarquent des bateaux de sauvetage. Pas loin, des énormes grues chargent des restes de ferraille dans des cales, qui feront cap sur des fonderies asiatiques. Même les clous rouillés voyagent avec des documents en règle. Les êtres humains du camp à côté, eux, sont une cargaison hors-la-loi, qui attend d’être renvoyée chez l’expéditeur. Les dernières procédures introduites par notre nouveau gouvernement scandaleux suppriment le droit d’appel du demandeur d’asile en cas de rejet de la première demande. Ils enlèvent le droit d’appel : à ceux qui ont déjà perdu tout ce qu’on pouvait leur enlever. L’Italie écrit et approuve des lois d’une incivilité féroce. Un des insensés qui habite ce pays dit que les canots partent parce que, au large, il y a les bateaux de secours.

Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés, bourrés d’humains dépaysés, prennent la mer. Le premier a été coulé, en mars 1997, par un navire militaire italien, qui avait reçu l’ordre d’imposer un blocus maritime abusif dans les eaux internationales. Il venait d’Albanie, son nom était Kater i Rades. L’Etat italien s’en tira en remboursant les familles des quelques quatre-vingt-dix personnes noyées.

Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés voyagent dans la Méditerranée, sans aucun secours. Et maintenant qu’il existe un système international de détresse et de sécurité en mer, on prétend que celui-ci est responsable du départ de ces épaves flottantes. Ce serait comme dire que c’est la faute des médicaments, s’il y a des maladies.  Si les dauphins venaient en aide aux humains dispersés dans la mer, ces insensés les accuseraient de complicité avec les trafiquants. En vérité, leur canular vise plutôt à accuser les sauveteurs d’interrompre le déroulement naturel du naufrage.  Car nous sommes et devons rester les contemporains incorrigibles de la plus longue et massive noyade en mer de l’histoire humaine.

Le lendemain, à l’aube, nous reprenons à scruter l’horizon derrière les lentilles des jumelles. Nous savons qu’ils sont partis la nuit, de Sabratha. Mon compagnon de cabine, Firas, d’origine syrienne, lit sur Facebook les échanges de messages en arabe à ce sujet. Nous localisons le premier canot, archiplein, les hommes à califourchon du plat-bord, l’avant à moitié dégonflé. On descend la vedette, qui immédiatement distribue des gilets de sauvetage. Souvent, l’arrivée des secours produit une agitation dangereuse à bord des canots. La mer est la même qu’hier : plate.  De la proue, Firas, au mégaphone, maintient le calme à bord en expliquant les opérations qui suivront. Une fois que tout le monde a mis son gilet, le Prudence accoste et accroche le canot à son flanc. Une échelle en corde les fait monter à bord, un par un, aidés par des bras vigoureux. Certains ne tiennent pas débout à cause de la position qu’ils ont été obligés de tenir sur le canot pendant des heures et des heures. Des femmes enceintes et deux enfants montent. Chacun reçoit immédiatement un sac à dos qui contient des habits, des barres énergétiques, des jus de fruit, de l’eau, une serviette. L’équipe médicale soumet chacun à un premier examen. Sur le pont, trois préfabriqués ont été aménagés en unité hospitalière, qui assure les services de réanimation, les urgences et l’isolement des patients infectés et qui dispose d’une petite salle d’accouchement. Le tout est coordonné par Stefano Geniere Nigra, un jeune médecin de Turin.

C9TmZGlXkAI3ttaAu bord du Prudence, on n’emploie pas les termes de ‘réfugiés’, de ‘migrants’, ni les autres dénominations apparentées. Ces personnes sont appelées ospiti, ‘nos invités’, ‘nos visiteurs’. Ils reçoivent l’hospitalité la plus empressée, celle que l’on offre à ceux qui viennent du désert. Je me penche sur le canot vidé, dont des planches disloquées composent le fond. Il a transporté cent vingt-neuf personnes, avec un petit engin hors-bord de 40 chevaux. Entre six heures du matin et le soir, on comptera encore trois canots, éparpillés au-delà des 12 milles, plus un transbordement d’un bateau de sauvetage plus petit, qui avait atteint sa limite de charge. A la tombée de la nuit, six cent quarante-neuf ospiti sont pris en charge. Le Prudence, qui peut en accueillir mille, est le navire le plus grand de la région. Le soir, on se dirige vers Reggio de Calabre, la destination que la Marine de Rome nous a assignée. Les passagers, qui sont finalement à l’abri, nourris, réchauffés, se livrent à des prières et des chants. Des peuples issus de terres différentes et lointaines dansent ensemble. Ils sont à bord, ils rejoindront l’Italie. C’est la seule partie du voyage qui ne leur coûte rien. C’est le seul don, le seul trajet gratuit que le destin leur a offert. Et dans le moyen de transport le plus confortable. Ici, en mer, l’économie a basculé : le pire voyage leur a coûté une fortune, le meilleur rien du tout.

Ils exultent, délivrés. J’ai mon passeport sur moi. Aucun d’eux n’a ni documents ni bagage. L’exil les a privés de leurs noms, leur identité est : vivants, et c’est tout. Leurs enfants, leurs petits-enfants voudront savoir, retrouver les chemins impossibles qu’ils ont parcourus, la traversée épique et légendaire qui aujourd’hui nourrit les brèves des pages de faits divers, en cas de tragédie. ‘Enième’ est l’adjectif obscène qui accompagne le titre, collé au substantif ‘naufrage’, plus neutre. Enième : le chroniqueur n’en peut plus de garder la trace du nombre, de s’indigner pour la énième fois. Au bord du lac Kinneret, que les colonisateurs romains appelèrent Tibériade, le jeune fondateur de la chrétienté chercha ses premiers disciples.  Ils étaient des pêcheurs.  Le jeune homme aimait bien les métaphores. Selon Mathieu (4, 19), il dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes ». Me voilà à un moment et sur un bateau qui applique à la lettre cette métaphore impulsive. Je suis entouré de personnes qui se sont mises à pêcher des hommes, des femmes, des enfants.  La Méditerranée est un lac Kinneret salé et plus vaste.

Qui sont ces pêcheurs ? Le hasard veut qu’ils soient treize à bord, mais il n’y a pas d’Iscariote dans l’équipe. Quatre opérateurs médicaux, trois organisateurs techniques, trois interprètes et médiateurs culturels, une psychologue, une responsable des communications et un coordinateur. Chacun a des expériences préalables avec Msf et est intervenu dans les diverses régions de la planète. Ils ont décidé de faire du secours leur métier. Mais, pour l’exercer, les compétences ne suffisent pas : il faut une catapulte intérieure, qui soit prête à lancer là où on crie au secours. Leurs passeports viennent de plusieurs nations, mais leur appellation est : sans frontières. Ici, dans les eaux internationales, ils sont dans leur élément. Dans les situations où leur présence est indispensable, les frontières ne comptent plus. Voilà pourquoi ils dérangent les gouvernements impliqués et leurs projets. Ils ont décidé de ne bénéficier d’aucun fond de l’Union Européenne. Voilà pourquoi ils sont mal vus par l’agence Frontex, qui surveille les frontières de la Méditerranée et qui ne tolère pas l’engagement des organismes indépendants, bien qu’ils sauvent des vies qui autrement seraient perdues.

Le matin du dimanche de Pâques, le Prudence aperçoit le port de Reggio de Calabre. Trouverons-nous sur ses quais le dispositif nécessaire au débarquement, dans un jour de fête solennelle ? Le doute s’évapore au seuil du port : la foule et la couleur font apercevoir avant tout les T-shirt bleu des jeunes bénévoles catholiques, qui chantent des chœurs de bienvenue. Ensuite apparaissent le personnel médical au complet, les fonctionnaires de polices du Service Immigration et les nombreux cars qui transporteront les débarqués vers leurs destinations. A la fin de la passerelle, les bénévoles donnent à chacun un livret rédigé en plusieurs langues, qui les informe de leurs droits et des démarches possibles, agrémentant les renseignements donnés à bord. Je descends et je suis même salué par le Maire, qui s’est rendu au quai avec quelques adjoints. Je ne crois pas mes yeux : c’est le dimanche de Pâques, et pourtant tout le monde est prêt à être opérationnel, avec efficacité, amabilité, respect. A Reggio de Calabre, on me dit, c’est la norme depuis deux ans. Matthias Kennes me confirme que même le port de Palerme manifeste un dévouement similaire autour des débarquements. Les hommes et les femmes descendent séparément. Une d’entre elles regarde autour, égarée. Une fonctionnaire de police lui demande, à travers une interprète, ce qu’elle cherche. Son mari. La fonctionnaire se met à sa recherche, le trouve et s’assure que le couple ne soit pas séparé pendant le voyage. Allier les procédures légales et la solidarité humaine : c’est possible. Merci, Reggio. 

Le matin suivant nous reprenons la mer après un avitaillement express. On navigue à grande vitesse, il y a des urgences dans cette zone. Les canots qui sont partis sont plusieurs et le bateau Phoenix du MOAS est déjà plein. Neuf canots l’entourent, ce qui fait mille personnes sans eau ni gilets de sauvetage. Quelques cordes les rassemblent. Au moins trente heures de navigation nous attendent et la mer agitée nous ralentit. Nous ne pourrons pas arriver à temps. Un des canots cède et personne ne peut intervenir. Cela prouve que, lorsqu’ils envoient les canots au large, les trafiquants ne calculent nullement la présence des secours. La seule condition qu’ils imposent, c’est que la mer soit calme. Aucune raison humanitaire derrière cela : cent cinquante personnes, propulsées par un moteur de 40 chevaux, ne peuvent pas prendre le large si la mer clapote. Sur le Prudence, ces départs sont appelés lancements, car les embarcations sont poussées par un lanceur qui reste sur terre.

La fréquence des lancements d’avril dépend de la fourniture italienne de nouveaux patrouilleurs à la Garde Côtière libyenne, qui seront en activité à partir de mai. Dans le doute, les trafiquants se hâtent pour effectuer le maximum de lancements permis par les conditions météo. Le capitaine PieroCatania et son équipage se vouent corps et âme à ces opérations, car ils sont des hommes et des femmes de mer. Ils unissent leurs forces aux jeunes de Msf, sans se soucier des horaires. En route depuis Reggio de Calabre, le bateau doit faire face au mauvais temps. Nous apprenons qu’un canot attend encore, au-delà des 12 milles. Nous sommes les plus proches et pourtant nous arriverons trop tard. La Garde Côtière envoie alors de Lampedusa, qui se situe beaucoup plus au sud que nous, deux patrouilleurs rapides. Ils arrivent bien avant nous et sauvent cent quarante-trois personnes, qu’ils chargent à bord. Ils filent dans notre direction et les transfèrent sur notre navire. Les deux équipages sont partis tellement rapidement de Lampedusa qu’ils n’ont même pas chargé de provisions pour eux. Ils sont à jeûn. Les marins du Prudence les approvisionnent pour leur voyage de retour.

Cent cinquante-trois personnes engourdies montent, dont une femme au huitième mois de grossesse. Leurs yeux ont perdu toute capacité d’interroger, de prier, de mettre au point. Ils fixent encore l’horizon vide. « C’est le nez qui te le dit, depuis combien de temps ils sont dans l’eau » me dit Cristian Paluccio, le commandant en second. Je le sens clairement moi aussi, c’est du tanin, de la peau macérée, une sueur de cuivre. Après avoir reçu le sac de premier secours, ils forment une nouvelle queue pour la douche. Ils se déshabillent de leur robe trempée de naufragés. Le jet d’eau douce, encore plus douce pour eux, réveille la vitalité dans leurs yeux. Ils cherchent des visages, ils commencent à demander des nouvelles, à comprendre qui les met à l’abri. Les chants et les rythmes émergent, la danse se propage. Je n’ai pas de tatouages, ma surface est uniquement gravée des signes des années qui coulent. Mais les événements du monde qui m’ont physiquement impliqué ont dessiné des tatouages sur le côté interne de ma peau. Je l’habite du dedans, je peux les percevoir et je les distingue. J’ai des dessins écrits sur le côté qui ne s’efface pas.

Les deux semaines en mer m’ont imprimé un tatouage nouveau : une échelle de corde qui pêche dans le vide. De sa dernière marche, j’ai vu surgir, un par un, les visages de ceux qui remontaient du bord d’un abîme. Entassés sur un radeau, ils grimpaient les marches de leur salut. Ces centaines de visages, je n’ai pas le pouvoir de les retenir. J’ai eu le privilège absurde de les avoir vus. D’eux, il ne me reste que l’échelle en corde qu’ils ont grimpée, à moitié nus, les pieds sans chaussures sur les barreaux de bois. Je suis alpiniste et je crois connaître avec exactitude le sens du mot grimper. Et pourtant, je ne le connaissais pas. J’ai appris en mer, à bord d’un bateau, ce qu’aucun sommet atteint ne m’a jamais appris. Ainsi sous ma peau s’est imprimé le tatouage d’une échelle en corde avec les barreaux de bois.

de Erri De Luca | 26 avril 2017

★ Traduit de l’italien par Chiara Forlani pour le blog Qui vive.
★ Article initialement paru dans Il Fatto Quotidiano

Voyage au bout d’une autre nuit

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Camp de réfugiés à Bab-Al-Salama, à la frontière entre Syrie et Turquie

« La différence entre l’Orient et l’Occident, c’est la Turquie.» La définition est aussi simple qu’irréfutable. Elle vient d’un roman de Hakan Günday, Encore, un grand roman. On est au tout début du troisième chapitre qui continue ainsi : «Je ne sais pas si elle est le résultat de la soustraction, mais je suis sûr que la distance qui les sépare est grande comme elle. Nous, c’était là que nous vivions. Dans un pays où les politiciens, à la télévision, rappelaient tous les jours l’importance de la géopolitique. Au début, je ne savais pas comment comprendre. Cela voulait-il dire que notre pays était comme un bâtiment délabré devant lequel s’arrête en pleine nuit un autobus à l’intérieur ténébreux et aux phares éblouissants ? Qu’il est un immense pont de 1565 kilomètres de long sur le Bosphore. Un pont géant infligé aux habitants de ce pays. Un vieux pont entre l’Orient aux pieds nus et l’Occident bien chaussé, sur lequel passait tout ce qui est illégal. Tout cela me chiffonnait. Et en particulier ces gens que l’on appelle les clandestins…»

Celui qui parle ainsi s’appelle Gazâ, il a neuf ans et il travaille avec son père, Ahad, qui est passeur de clandestins. L’idée du roman est née d’un fait divers, l’arrestation d’une bande de crapules qui fabriquaient de faux gilets de sauvetage. Les clandestins les payaient un bon prix, juste avant d’embarquer sur un rafiot pour tenter d’accoster sur une île grecque.

En turc, «Encore» se dit «Daha», et c’est souvent le seul mot que connaissent les Syriens et les Afghans voulant rallier l’Europe. C’est aussi un mot d’enfant, sans cesse prononcé comme un jeu. Ici, les réfugiés demandent encore un peu d’eau à leurs passeurs, parce qu’ils vont mourir de soif. «J’avais commencé à leur vendre l’eau qu’on était censé leur distribuer gratuitement», explique le fils de la crapule. «Je hais l’espoir, cette calamité qui fait rêver les enfants les plus désemparés. » Hakan Günday partage avec Céline un désespoir absolu au sujet de l’espèce humaine. Comme lui, il écrit sur la «vacherie universelle», celle que Bardamu racontait dans Voyage au bout de la nuit, que Günday a traduit en turc.

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Hakan Günday

Pour raconter l’épopée des réfugiés dans ce vieux pont entre Orient et Occident qu’est la Turquie, Hakan Günday a plus d’une image dans son sac à histoires. Dans un entretien pour La Croix, il en a sorti une que je trouve imparable : « Ce monde est un appartement à plusieurs chambres dont l’une dispose d’une piscine autour de laquelle on se bronze, tandis que dans les autres il y a le feu. Personne ne pense à prendre l’eau de la piscine pour éteindre l’incendie. Alors comment ne pas comprendre que les gens qui vivent entourés de flammes courent dans le couloir pour sauver leur vie ?» Dans le roman, Gazâ ne dit pas autre chose : «Il est impossible de savoir exactement à quelle époque a commencé le commerce des êtres humains.» Et quelques pages plus loin, dans le même registre : «En comparaison, c’était un jeu d’enfant d’entasser les clandestins dans des caves, de les faire travailler dix-huit heures par jour à la fabrication de sacs à main de contre-façon, de les entasser dans des logements, de les baiser de toutes les façons possibles.»
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Louis-Ferdinand Céline

Là encore, Günday rejoint L.F. Céline quand il assénait, au milieu du Voyage : «La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir.» Le mensonge est aussi la stratégie des personnages d’Encore, qui doivent nier la douleur des réfugiés pour en faire un commerce et en vivre. Trafiquants d’êtres humains, ils justifient leur petite entreprise à partir des lois universelles du commerce mondial. Si les migrants deviennent une matière première comme une autre, le crime devient normal, une activité économique consistant à exporter le malheur d’Orient en Occident : « Nous transportions de la chair. Uniquement de la chair. Le rêve, la pensée ou les sentiments n’étaient pas inclus dans le prix.»

«Être seul c’est s’entraîner à la mort», disait encore Bardamu. Et Encore, c’est bien un autre Voyage au bout de la nuit, mais dans la Turquie haute-tension d’aujourd’hui. Le monde d’après la première guerre mondiale qu’a raconté Céline ressemble, par sa désespérance, au monde sans issue des réfugiés du XXIe siècle. «Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, écrivait Céline dans son premier roman, soit par l’indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue.» On peut détester Céline, antisémite et anarchiste «jusqu’aux poils», comme il aimait se décrire. N’empêche, l’humain le passionnait, et il avait pris l’habitude de frapper fort quand il parlait des saloperies dont les hommes étaient capables. Hakan Günday aussi frappe fort, qui perpétue l’énergie brute de Féérie pour une autre fois : «Putain, écrit-il, on est envahis par les clochards !»

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Gilets de sauvetage, abandonnés par des réfugiés sur une plage grecque

À travers les chapitres, Encore porte une vision de plus en plus noire, une volonté d’explorer les ténèbres jusqu’au bout. Dans un monde où le commerce des êtres humains est devenu monnaie courante, les sentiments humains ne peuvent plus avoir cours. «L’amour s’apparente à la chasse. S’il en était autrement, quelle femme accepterait d’être traitée comme un animal ? » Vu d’ci, rue de la Poussière, au bord de «cette flaque d’eau qu’est la mer Égée», dans la citerne où sont parqués ceux qui ont payé cash pour s’enfuir, le monde libre ressemble encore à une chimère hors de portée, et le roman en exhibe la décomposition accélérée par l’extension sauvage du marché noir. C’est cruel et violent, bien sûr, mais c’est le pouvoir de la littérature que de raconter l’inhumanité de notre monde, d’en faire le sombre portrait à ceux qui ont encore un peu de temps pour lire des livres. Peut-être n’avaient-ils pas remarqué que les trois millions de réfugiés bloqués dans les camps turcs changeaient la nature de notre Europe, devenue à la fois citadelle et enjeu des trafiquants de vies humaines. Gazâ l’explique avec ses mots d’enfant : «J’étais chargé de l’entretien d’un égout par lequel transitaient des êtres humains.» Il vient d’atteindre ses quatorze ans, il a été violé à dix ans et il aime lire des récits d’aventures. «Il m’était impossible de me mettre à la place de ces créatures mi-merde mi-hommes», explique-t-il. «Le transport clandestin était devenu un véritable trafic d’esclaves.»

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Camp de réfugiés syriens au sud de la Turquie

Par moments, le récit prend une tournure métaphysique. Presque une parabole où trente exilés afghans sont enfermés dans une citerne sous surveillance vidéo. La porte d’accès a été blindée. Gazâ a maintenant quinze ans et il s’essaie à étudier le fonctionnement d’une société humaine, comme s’il avait affaire à des rats de laboratoire. «Dans le dépôt s’était constitué une véritable nation qui vivait, se mouvait et travaillait.» Et plus loin : «Dans le monde extérieur, on dirigeait des milliards de gens en usant d’une technique similaire.» Conclusion de l’observateur : «Il n’y a pas de quoi s’émerveiller.» En effet, «L’aventure politique du dépôt, qui avait commencé par des élections démocratiques, tourna en quelques jours à la dictature.» C’est bien cette vérité sombre que va déployer le roman, en donnant une version iconoclaste et moyen-orientale de la géo-politique qui nous oblige, à l’intérieur de l’Europe forteresse, à repenser les droits humains comme un eldorado autour duquel s’organise désormais le grand trafic des vies humaines.

L’homme à la couverture

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C’est d’abord une silhouette humaine, un homme en marche sur un boulevard d’Istanbul, loin devant moi qui regarde. Je l’aperçois qui traverse en boitant l’avenue Ragip Gümüşpala, à l’angle du pont Atatürk.

IMG_6029Sur ses épaules, malgré le plein soleil de mars, une épaisse couverture comme celle des réfugiés et c’est la première chose à laquelle je pense : un homme venu se réfugier dans la ville.

Seul, l’homme à la couverture remonte le boulevard Atatürk en direction du parc Saraçhane. Et quand il croise une poubelle, tous les cent mètres, il en soulève le couvercle pour y chercher de quoi dévorer. Il marche vite, comme si c’était une faim immense qui le poussait jusqu’au prochain gisement de nourriture.
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Il en extrait des bouts de biscuits, un fruit qu’un enfant n’a pas voulu finir, la moitié d’un épis de maïs grillé dont il arrache les derniers grains en reprenant sa marche.

En passant à sa hauteur, je croise son regard et le salue avec la main sur le cœur, en inclinant un peu la tête.

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Ce double geste que font les musulmans. J’ai à peine le temps d’apercevoir sa main sale qui tient la couverture, son visage où se lit la fatigue et ses yeux noirs qui m’interrogent.

J’ai un livre à la main, il me demande de lui montrer la couverture. C’est un recueil de Lawrence Ferlinghetti. À l’intérieur il y a une phrase pour lui, que je tente de lui traduire en anglais. Ne crois surtout pas que la poésie ne serve à rien dans les époques sombres.

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IMG_6038 L’homme à la couverture me sourit en écartant les deux mains, les paumes tournées vers moi. La couverture glisse un peu de ses épaules, dessous il porte une chemise déchirée. Son sourire est devenu une simple question, Why ?

Je ne sais pas quelle langue il peut parler, j’essaie de deviner. L’arabe peut-être ou le farsi, difficile à partir d’un visage. Ou bien l’ourdou, s’il vient du Pakistan. Sa peau est sombre mais l’anglais, il a compris d’emblée, il veut savoir si je suis un poète.

Non, j’écris seulement des histoires, pas des poèmes. Mais j’ai besoin de ceux de Mandelstam ou d’Antonin Artaud, alors j’essaie de les apprendre par cœur quand je marche dans une ville comme Istanbul. Les boulevards sont des supports mnémotechniques, une manière d’explorer des zones inconnues à l’intérieur de ma propre mémoire.

Khairallah est arrivé d’Irak il y a bientôt deux ans. Il dort sous l’arche d’un ancien viaduc construit en briques, avec quatre autres Irakiens rencontrés à l’intérieur d’un camp où ils n’avaient rien à manger. Ils sont venus ensemble tenter leur chance à Istanbul, pour essayer de gagner un peu d’argent, passer en Bulgarie et continuer vers les pays scandinaves.
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Khairallah, lui, veut bifurquer vers Moscou, parce qu’à l’université d’Erbil, il a étudié la langue russe. On ne peut plus vivre en Irak, impossible d’imaginer sa vie avec une femme et des enfants. Tout est cassé et il n’y avait plus d’eau. Il fallait beaucoup d’argent pour boire un peu d’eau et pouvoir se laver. On partage un thé, accroupis autour d’un réchaud pour se raconter Istanbul quand la nuit va tomber. Je cherche mes mots en anglais, je veux lui dire quelque chose de difficile à traduire. J’ai oublié le verbe trahir.

— Khairallah, si toi tu es d’accord, je veux raconter ton histoire. Ton chemin d’Erbil à Istanbul, et ton chemin à partir de demain, à travers des frontières qui ne sont pas faciles. Je veux raconter ça et c’est difficile, pour moi, de trouver des mots qui ne vont pas te trahir. Je veux savoir pourquoi tes pieds semblent blessés à ce point, que tu sembles marcher sur des braises.

— Khairallah ! Je veux savoir d’où venait ta famille, et que tu me parles aussi de celle que tu aimais à Erbil, de ce qu’elle étudiait, de vos conversations quand vous avez décidé de traverser la frontière. Je veux comprendre pourquoi elle est morte, parce que je n’ai pas osé te demander tout à l’heure.

Khairallah rajoute de l’eau bouillante à l’intérieur d’une petite théière en alu. Lui aussi cherche ses mots en anglais. Les gestes nécessaires à la préparation du thé semblent l’aider à rassembler ses phrases et j’attends en silence, en regardant ses mains abimées elles aussi, sûrement douloureuses. Les premiers mots sont pour me dire qu’il veut me parler de Zohra. Devant lui, j’ai ouvert mon cahier rouge sur le sol. Je veux noter les phrases qu’il va me dire.

En contrebas du viaduc, des deux côtés circulent des camions et des voitures dont les moteurs couvrent nos voix quand les feux passent au vert. Je n’ai pas compris les premiers mots. Je lui demande de répéter. Zohra allait avoir 23 ans, dit Khairallah. Elle était chiite, issue d’une grande tribu du sud qui s’était réfugiée au Koweit. Sa famille était ennemie de l’Etat. Les pères étaient en prison.

Je pense aux récits qu’Asli Erdogan a pu écrire sur les réfugiés en Turquie, aux thés partagés dans les camps du sud-est, près des frontières syriennes et irakiennes. J’ai du mal à écrire, comme si j’étais venu l’histoire de Zohra, malade d’avoir bu une eau croupie pendant qu’ils se cachaient dans les décombres d’un entrepôt bombardé. 

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Filmer la voix d’Aharon Appelfeld

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Longtemps, Aharon Appelfeld parle et dans sa voix j’écoute la langue hébraïque ressuscitée, pour moi impénétrable : « Au début quand on a dit Shoah, moi j’avais un problème avec ce mot. Je m’y opposais. Au début je ne comprenais pas ce terme. Parce qu’il parle de la foule, il ne parle pas des individus. Dès lors qu’on parle de foule, ça devient abstrait. Ça n’a pas de signification véritable. Alors que l’art, la littérature, la peinture, essaient de parler de l’individu, à chacun. Et de comprendre à travers lui. Je ne parle pas de millions, je parle d’un, qui a un nom. Il s’appelle Max. Il a un visage. Ce n’est pas simple d’extraire Max de la foule et de le sortir de millions. De dire je vais parler de Max, je vais regarder son visage, je vais essayer de comprendre quelque chose de lui. C’est pour ça que j’ai écrit autant de livres. Quarante-cinq. Ces livres parlent . Ils disent : faisons voler en éclats cet effroi, ce grand assassinat. Faisons-en des miettes. Et donnons un nom à ces miettes. Max, Melita, Blanca. Donnons-leur des noms. »

Les quarante-cinq livres d’Aharon Appelfeld nous racontent une histoire fondamentale pour l’Europe où nous essayons d’apprendre à vivre ensemble. Une histoire partie de Czernowitz, la ville de Paul Celan en Bucovine, alors en Roumanie et aujourd’hui en Ukraine. Czernowitz était aussi au cœur du Yiddishland, à la frontière de l’Europe orientale. C’est là qu’enfant, Aharon Appelfeld fut enfermé avec les siens dans un camp nazi dont il réussit à s’enfuir. Et c’est presque un miracle. L’enfant juif survit caché dans les forêts de Bucovine, traverse l’Europe dans les années de guerre sans jamais se montrer, pour parvenir en 1946 sur les plages d’Italie, d’où il embarque pour la Palestine. Là, il lui faudra plusieurs années pour apprendre l’hébreu qui deviendra, bien des années plus tard, la langue de ses livres où il raconte la vie des juifs à l’intérieur d’une Europe cosmopolite. Une langue que Valérie Zenatti a apprise dans l’enfance elle aussi, grâce à quoi elle peut traduire les livres du vieil homme réfugié dans notre langue, le français, la langue dans laquelle elle écrit ses propres romans.

Le long chemin qu’a parcouru l’enfant juif à travers les frontières d’une Europe soumise à l’armée nazie, c’est le chemin inverse qu’aujourd’hui les réfugiés tentent d’accomplir à travers les barbelés et les barrières de l’UE. « J’étais un réfugié, dit le vieil homme, face à la caméra d’Arno Sauli. Et je cherchais la proximité d’autres réfugiés. C’étaient mes véritables frères et sœurs. Je comprenais leur langage. Je comprenais leur langage corporel. Ces non-dits qu’il y avait en eux. J’avais une relation avec eux. Ils ne m’ont pas raconté les choses. Ils m’ont transmis quelque chose qui m’est très cher. »

L’Europe nazie a été défaite, et malgré la nostalgie d’un grand nombre d’hommes politiques européens, elle continue de s’apparenter à la tentative d’éliminer les peuples juifs et tsiganes du vieux continent. Les réfugiés qui fuient aujourd’hui les talibans d’Afghanistan, les escadrons de la mort de Kadyrov en Tchétchénie, la dictature d’Issayas Afeworki en Érythrée, les milices mafieuses de Lybie et les bombes d’El Assad en Syrie, ou l’islamo-fascisme de Daesch en Irak, les bombardements de civils au Yémen, les attentats aveugles au Pakistan, la folie Boko Haram au Nigéria et au Cameroun, les bombardements de Tsahal dans la bande de Gaza, la répression politique en Biélorussie ou les violences de l’armée en Egypte veulent continuer de vivre en Europe, à l’abri de la terreur et du malheur qui sont devenus le seul destin dans leurs pays.

Comment pourrions-nous oublier l’histoire de l’enfant juif fuyant la haine des juifs à travers l’Europe, jusqu’à trouver refuge en Palestine ? Comment pourrions-nous être aveugles au point de ne pas voir que la tragédie qui se joue dans les camps de réfugiés à Calais, Vintimille ou Leros rejoue celle de l’enfant juif devenu romancier, écrivant en hébreu des livres qui servent à nous mettre en garde ?

[ Les paroles d’Aharon Appelfeld sont extraites du très beau film « Aharon Appelfeld, le Kaddish des orphelins », réalisé par Arno Sauli et diffusé récemment sur France 3, où l’écrivain dialogue avec Valérie Zenatti, sa traductrice en français qui est aussi romancière. Comme les paroles d’Aharon Appelfeld, la photo est extraite du film d’Arno Sauli. ]