Depuis dix ans, nous avons survécu à l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, la journaliste de Novaïa Gazeta qui enquêtait sur les violences de l’armée russe en Tchétchénie. Que signifie pour nous survivre ? C’est la question que posait Nina Berberova après avoir fui la Russie :
« Que signifait pour nous « survivre » à ce moment-là ? Etait-ce un problème physique ou moral ? Pouvions-nous prévoir la mort de Mandelstam, celle de Kliouïev, le suicide d’Essenine et celui de Maïakovski, la politique littéraire du Parti visant à anéantir deux, sinon trois générations d’écrivains, le silence d’Akhmatova qui durerait vingt ans, les poursuites contre Pasternak, la fin de Gorki ? »
Il y a dix ans, pouvions-nous seulement prévoir la mort de Natalia Estemirova, l’amie et la « fixeuse » de Politkovskaïa à Grozny ? Oui, nous pouvions. Jusqu’au jour de son enlèvement, le 15 juillet 2009, elle vivait en connaissance de cause et continuait son travail d’irréductible dans un pays dévasté par la peur. Obstinée, Natalia Estemirova poursuivait son engagement à Mémorial contre cette peur qu’elle refusait.
Ensuite sont venus d’autres assassinats de journalistes et d’opposants. Tant d’autres, jusqu’à l’assassinat de Pavel Cheremet cet été, dans l’explosion de sa voiture à Kiev, où il venait de s’exiler. Nina Berberova avait raison, nous sommes des survivants. Nous écrivons les noms de ceux qui ont été tués, pour ne pas oublier et continuer de dénoncer, enquêter, accuser tout en imaginant un autre destin aux peuples de Russie.
Anastasia Babourova et Stanislav Markelov enquêtent eux aussi pour Novaïa Gazeta. Ils marchent en plein jour dans Moscou quand ils sont assassinés au milieu d’une avenue, le 19 janvier 2009. Boris Nemstov vient d’annoncer la publication d’un rapport sur la guerre en Ukraine, quand il est abattu près de la place rouge, le 27 février 2015.
Beaucoup d’autres morts vont s’ajouter en dix ans. Sergueï Magnitski, un avocat décédé en prison après onze mois de détention sans inculpation, le 16 novembre 2009. Deux ans plus tard, au Daghestan, le journaliste indépendant Khadjimourad Kamalov était tué par balles à Makhatchkala, le 15 décembre 2011. A 46 ans, il avait fondé l’hebdomadaire Tchernovik et dirigeait la société d’édition Svoboda Sloba (Liberté de parole). Cinq ans après, l’enquête sur son assasinat n’a jamais abouti. Le 9 juillet 2013, Akhmednabi Akhmednabiev, rédacteur en chef adjoint du journal Novoe Delo est abattu de plusieurs balles près de chez lui, à Semender, toujours au Daghestan, quelques jours après la parution d’un article où il critiquait le gouverneur de sa région. La liste est longue, elle peut sembler interminable mais nous n’avons pas le droit d’oublier un seul nom. Le 17 juin 2014, deux journalistes de la télévision russe, Igor Korneliouk et Anton Volochineo, sont tués à Lougansk, par un tir de mortier à la frontière russo-ukrainienne. Oleg Bouzina, un écrivain et journaliste ukrainien intervenant régulièrement dans les médias russes, a été tué le 16 avril 2015 à Kiev, dans l’entrée de son immeuble.
Et il y a pire encore : dans son éditorial du 19 mai 2015, le journal Grozny-Inform, le plus gros tirage en Tchétchénie, proche du pouvoir de Kadirov, a averti qu’Elena Milashina pourrait subir le même sort qu’Anna Politkovskaïa et Boris Nemstov. Comme si la terreur était devenue habituelle à Grozny. Sans oublier le cas de Vladimir Pribylovsky, l’auteur de plusieurs livres accusant Poutine, comme « La Corporation Poutine » ou « L’Âge des assassins », traducteur de Georges Orwell en russe, retrouvé mort dans la cuisine de son appartement à Moscou, le 12 janvier de cette année. Trois mois plus tard, à Saint-Pétersbourg, c’était Dmitri Tsilikin, journaliste critique d’art et de théâtre pour le journal Kommersant, qui était poignardé chez lui par un fanatique de Hitler. Plus récemment encore, c’est le journaliste ukrainien Roman Souschenko, correspondant de presse à Paris qui a été jeté en prison dès son arrivée à Moscou, le 30 septembre.
Autant d’assassinats, de menaces et d’intimidations qui peuvent expliquer la démission de la journaliste Galina Timchenko de son poste de rédacteur en chef du site d’info russe, Lenta.ru, en 2014. Avec une vingtaine de journalistes démissionnaires, elle s’est exilée à Riga pour créer Meduza, un nouveau site d’information russe vraiment indépendant, à l’abri de la petite République de Lettonie où l’équipe peut continuer son travail d’information en langue russe et, depuis 2015, en anglais. Des journalistes comme Ilya Azar, Daniil Turovsky et Ilya Zhegulev peuvent continuer leur travail d’investigation à l’abri des menaces du Kremlin. Eux aussi sont devenus des survivants.
Et nous qui écrivons leurs noms aujourd’hui, dix ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, nous sommes encore des survivants. Des survivants disséminés à travers plusieurs continents qui refusons l’amnésie, obligés d’inventer des rituels de mémoire pour conjurer d’autres massacres, pour réclamer l’emprisonnement des commanditaires, qu’ils soient généraux ou ministres. Et même s’ils étaient devenus président de la Fédération de Russie, peu importe, aujourd’hui leur place est en prison.
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