Dans le journal de Maspero à Sarajevo, l’Europe a tort

François Maspero

François Maspero

Le mardi 7 mars 1995, François Maspero est à Sarajevo sous les tirs de mortier. Dans son journal, il raconte que ce jour-là, au volant d’un véhicule blindé de la FORPRONU, un militaire français avait percuté par accident deux miliciens bosniaques qui étaient morts de leurs blessures. Le soldat avait pris la fuite et ses compagnons du 11e régiment d’artillerie de marine avaient gardé le silence pour couvrir le chauffard. «Toute la ville parle des deux miliciens bosniaques qui ont été tués», écrit Maspero, en colère lui aussi contre la hiérarchie militaire qui refusait de donner la moindre information au sujet du fuyard. «Le chauffard assassin est et restera inconnu.» Pas trace non plus de cette histoire dans les journaux français.

Une semaine plus tard, neuf soldats français d’un autre régiment trouvaient la mort dans un autre accident. Cette fois, Le Monde rapporte l’information : «Huit «casques bleus » français ont été tués, mardi 14 mars, dans un accident de la route sur les hauteurs du mont Igman, près de Sarajevo. On compte trois blessés, dont l’un dans un état grave. Tous ces soldats appartenaient à un bataillon de chasseurs alpins de la 27 division d’infanterie de montagne, stationnée à Grenoble. Ils se trouvaient à bord d’une chenillette achetée aux Suédois pour dégager les itinéraires enneigés. Le véhicule a glissé sur une plaque de verglas et est tombé dans un précipice de 50 mètres. Les armées françaises n’ont pas publié l’identité des victimes, les familles n’ayant pas encore été prévenues.»

On peut lire le journal que Maspero a tenu à Sarajevo dans le quatrième chapitre de Balkans Transit. Toujours à la date du 7 mars, il y écrit qu’il s’obstine à sortir chaque jour dans les rues, malgré la menace des snipers et des bombardements serbes. Il travaille alors à la traduction du premier roman d’Augusto Roa Bastos, Fils d’homme, qui raconte d’autres violences, au sud d’un autre continent : la guerre du Chacos entre la Bolivie et le Paraguay. Roa Bastos y a pris part quand il avait à peine 15 ans, en 1932. Une expérience de la guerre à la fin de l’enfance qu’il partage avec Maspero, qui n’avait que huit ans quand Philippe Pétain a décidé de signer l’armistice avec le IIIe Reich, et douze ans quand son grand frère a été tué au combat et que ses parents, résistants tous les deux, furent déportés à Buchenwald et Ravensbrück. Dans Sarajevo assiégée, Maspero traduit donc les mots que Roa Bastos avait fait écrire au lieutenant Vera Miguel dans son journal de temps de guerre : « Il doit bien y avoir une issue à ce monstrueux contre-sens de l’homme crucifié par l’homme, conclut le maire, parce que sinon il faudrait penser que la race humaine est maudite à jamais, que ceci c’est l’enfer et que nous ne pouvons pas espérer le salut.»

Le lendemain, Maspero écrit dans son propre journal, le cahier de Sarajevo : « L’emploi du mot «tchetnik» ; volonté de ne pas employer le nom d’un peuple qui fut concitoyen pendant au moins cinquante ans. Dire «les tchetniks» évite de dire «les Serbes». À l’origine, le mouvement tchetnik, c’était la résistance royaliste, nationaliste, anticommuniste. Ensuite, une partie s’est ralliée aux occupants allemands. Dans la phraséologie officielle de la Yougoslavie titiste, le mot était synonyme de bandits, souvenir de la guerre civile qui a suivi la libération. Il l’est toujours dans celle du gouvernement bosniaque. Beaucoup d’étrangers, qui reprennent ce mot à leur compte ne savent pas qu’ils perpétuent le vocabulaire de ce qu’ils dénomment par ailleurs le totalitarisme.»

François Maspero, Les abeilles & la guêpe

François Maspero, Les abeilles & la guêpe

Au milieu d’un autre livre, Les abeilles & la guêpe, écrit cinq ans après Balkans Transit, Maspero s’interroge sur le sens de ce qui a eu lieu à Sarajevo. Ce questionnement reste d’une actualité brutale, quinze ans après la parution du livre : «Depuis ma naissance, l’histoire du monde n’a été qu’une longue suite de purifications ethniques. Si j’avais à définir le XXe siècle, je le définirais ainsi. Ethnique : autre adjectif pour identitaire. Je ne sais pas pourquoi, en France, tant de gens me disent, ou écrivent : «C’est trop compliqué les Balkans.» Ça doit les rassurer, de penser qu’il y a une malédiction balkanique. De se masquer ainsi que la purification identitaire rôde dans le monde entier, dans l’Europe entière.»

Deux pages plus loin, la pensée de Maspero se fait plus désespérée encore. Lucide et sombre, prenant la forme d’une condamnation de l’Europe telle qu’elle continue de fonctionner aujourd’hui. Ce sont des pages essentielles, qui peuvent nous servir à comprendre ce qui continue de surgir aujourd’hui. «Après 1945, j’ai vu l’Europe en ruine. C’était la dernière guerre, au sens de la der des der. L’Europe serait civilisée ou ne serait pas. Et l’Union européenne, aujourd’hui, s’adresse à elle-même des félicitations pour avoir tenu cette promesse. Elle a tort. Si, comme le veulent la géographie, la politique, la culture et le simple bon sens, la Bosnie, la Croatie, la Serbie, le Kosovo sont bien en Europe, territoires habités par des gens tels que vous et moi, juste avec les différences habituelles au sein du genre humain, alors cette guerre n’a été la dernière guerre qu’au sens où elle précédait la suivante, comme on dit :«l’année dernière».

Ce que j’ai traversé il y a cinquante ans, c’étaient des paysages après la bataille. Tandis que les paysages dévastés que je traversais désormais étaient des paysages après purification ethnique. Sans bataille. Ces villages ont été rasés maison par maison pour que les habitants n’y reviennent jamais. Méticuleusement vidés de leurs occupants, pillés, dynamités, brûlés. Comme l’était un village kabyle par l’armée française, il y a quarante ans, au cours des grandes opérations pour créer les «zones interdites».

Ici, la dévastation, comme les souffrances de la population civile n’ont pas été une conséquence de la guerre, mais son but même. Avec ses armes spécifiques, contre ceux qui échappaient au massacre : le camp de concentration, la torture généralisée, le viol systématique. Nettoyage, purification, élimination des poux, langage connu.

L’intervention de l’Europe et de la «communauté internationale» a consisté à mettre en place une forme de cordon sanitaire, de mur de la honte. Telle a été la mission majeure des forces expéditionnaires étrangères. Les héros européens de Bosnie ne furent pas les militaires surarmés qui ont occupé et sillonné la Bosnie, mais les jeunes civils désarmés venus apporter leur solidarité. Prenant tous les risques au volant de leurs camions. Que pouvaient-ils, eux, faire de plus ? Je les ai vus et je les ai aimés. J’ai vu aussi l’agréable mess des officiers français de Sarajevo, baptisé «La Médina» et décoré d’une grande fresque nostalgique du port d’Alger au temps où l’Algérie était française et le musulman un fellagha à abattre.

Depuis il y a eu le Kosovo, une intervention qui, après dix ans de vains cris d’alarme, d’invocations à la raison et d’appels au secours d’un côté, et d’incompréhension, de surdité obstinée de l’autre, a lancé sur les routes de l’exode, par la stupidité de la stratégie choisie, un million d’habitants terrorisés par la peur des bombardements de l’OTAN autant que par celle des représailles serbes. Et ensuite ? Le champ reste vaste pour le gâchis.»

« Ce qui flotte sur un désert comme celui-là, c’est la poussière de milliers de rêves de bonheur anéantis. Des générations ont vécu ici. La vie apportait chaque jour son lot de joies et de peines, chacun pouvait rêver – ou se plaindre – à sa manière, sur cette terre qu’il croyait sienne, où il avait construit sa maison (ou allait un jour la construire) pour la léguer à ses enfants, qui connaîtraient, pensait-il, une vie meilleure : ils étudieraient, la médecine, l’architecture, ils seraient ou ils étaient déjà ingénieurs, fonctionnaires, professeurs.

Quand je dis que des générations heureuses ont vécu ici, je parle des dernières. Celles des habitants qui ont survécu à la Deuxième Guerre mondiale ou qui se sont installés à la fin de celle-ci. Auparavant, quatre ans de guerre avaient transformé la Bosnie-Herzégovine et la Croatie en un véritable abattoir humain : les oustachis croates catholiques massacrant les Serbes orthodoxes, les tchetniks serbes massacrant des populations croates catholiques et bosniaques musulmanes, les nazis exterminant les Juifs et les Tziganes, tout en multipliant les atrocités contre la population des villages, sans faire de distinctions, qu’ils considéraient comme suspects.

Mais enfin, depuis quarante-cinq ans, cela semblait relever d’un passé révolu. Un passé dont les leçons avaient bien été retenues et qui ne pouvait revenir. Question désespérée cent fois entendue : «Mes voisins étaient croates (ou serbes, ou musulmans), et nous nous entendions. Que nous est-il arrivé ?»

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François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

★ François Maspero, Balkans-Transit, Photographies de Klavdij Sluban, janvier 1997, Seuil, Paris. Réédition en Points Seuil.
Ce récit de cinq voyages accomplis dans les Balkans avec son complice, le photographe Klavdij Sluban, s’ouvre sur un « portrait de l’auteur » : « Conjonction de la grande et de la petite histoire ». Mêlant scènes du quotidien et pages d’histoire, Maspero fait de ce livre une « chronique sensible » du « cœur de l’Europe » « qui a toujours eu tendance à s’amputer elle-même de ce qui la gêne ». Il s’enfonce dans un fouillis de frontières et de peuples à la mémoire déchirée et oublieux de ce qui les unit. « Dans la solitude du touriste de fond », il s’interroge sur la nécessité du voyage, traverse le chaos architectural des villes et la littérature de ces pays, trouve, parfois, en l’autre sa famille. C’est dans ce livre, au début du quatrième chapitre, consacré à la Macédoine, que Maspero a intercalé le cahier de Sarajevo.

François Maspero, Les abeilles & la guêpe, Seuil, Fiction & Cie, 2002

★ Une exposition sur François Maspero, «légère et peu coûteuse», peut circuler en Bretagne, réalisée par l’asso Rhizomes. Contacter Caroline Troin au 06 66 22 38 96.
Mail : rhizomes.dz@gmail.com

★ Un très bon dossier Maspero est consultable sur le site de La Femelle du Requin

★ En remerciant Vasvija BAŠIĆ, de l’Institut culturel français à Sarajevo, d’avoir bien voulu me prêter le livre de Maspero, Balkans-Transit, ainsi que les poèmes d’Izet Sarajlic, Nés en vingt-trois, morts en quarante-deux, traduits du bosniaque par Mireille Robin, pendant mon séjour à Sarajevo.

Je suis tsigane

Je suis tsigane, Rajko Djuric

Je suis tsigane, Rajko Djuric

Rajko Đurić est un écrivain tsigane de Serbie. À Sarajevo, en fouillant dans l’ancienne bibliothèque du Centre André Malraux, je suis tombé sur un de ses textes, paru dans le numéro 1 des Carnets de Sarajevo, en 2001. Ces Carnets ont une histoire, liés aux  premières Rencontres européennes du livre de Sarajevo, qui eurent lieu en septembre 2000 et 2001, à l’initiative du Centre André Malraux de Sarajevo, du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo et du Collège international des traducteurs d’Arles.
Le lien entre ces trois villes n’est pas sans importance. Et les Carnets sont passionnants à lire. Mais à ma connaissance, il n’y eut jamais de numéro 2.

Sans autorisation, je recopie ce texte de Rajko Đurić qui vaut la peine d’être diffusé et mémorisé. Que ses éditeurs me pardonnent, mais je sais que Rajko Đurić ne m’en voudra pas.

Je suis tsigane

Ceija Stojka, peinture, 2011

Ceija Stojka, peinture, 2011

Je suis tsigane. Mon peuple et moi partageons la destinée d’Ulysse, qu’Homère a décrite il y a bien longtemps. Nous vivons dans le neuvième cercle de l’enfer, dont Dante Alighieri a donné une description pittoresque. Nous pendons encore sur la croix, à l’instar de Jésus autrefois, comme l’a exprimé le poète espagnol Antonio Machado, lui même rom.

Je suis tsigane. Mon peuple et moi pouvons comprendre ce que disent les cloches de vos églises, ainsi que l’a écrit dans un de ses poèmes Guillaume Apollinaire. Je sais rester fidèle à l’amitié même lorsque le cœur de mon peuple saigne comme l’a noté, dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo à propos d’Esmaralda. Je m’efforce de demeurer humain en dépit du fait que l’inhumanité a un bel avenir devant elle, selon votre poète Paul Valéry qui s’est, en l’occurence, avéré prophète.

Je suis tsigane. Mon peuple et moi comprenons très bien le sens du mot «prophétique» dont Baudelaire a qualifié ma tribu. Vos ancêtres, vos rois, vos États ont déterminé le destin de mon peuple, l’obligeant à vivre sur vos décharges, à respirer l’air de vos geôles, à tester la solidité de vos potences et l’efficacité de vos guillotines.

Je suis tsigane. Votre peintre Delacroix a incarné mon peuple sur un de ses tableaux. Et en tant que Tsigane, j’entends fort bien le message de Jean-Paul Sartre, quand il dit que la vérité est toujours du côté des plus défavorisés et que les racistes et les antisémites sont des tueurs dans l’âme.

Je suis tsigane. Avec mon peuple et les Juifs, nos frères par l’histoire et la destinée, je n’oublierai jamais le poème de Paul Celan, Fugue de mort, et ses vers qui évoquent le «lait noir» qu’à Auschwitz on buvait le matin, à midi et la nuit.

 Ceija Stojka, Ohne Titel, 42 x 29.5 cm

Ceija Stojka, Ohne Titel, 42 x 29.5 cm

Je suis tsigane. Moi et mon peuple savons très bien ce que signifient la haine raciale, les persécutions et le génocide. Depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir, nous avons connu trois holocaustes. Le premier, à l’époque du nazisme, le deuxième sous la dictature communiste — surtout en Russie sous Staline, en Roumanie sous Ceaucescu, et en Tchécoslovaquie avant Václav Havel —, et le troisième — je veux croire avec vous que ce sera le dernier — en ex-Yougoslavie, pendant les guerres de Bosnie et du Kosovo. Des 300 000 Roms qui vivaient en Bosnie, il n’en reste que 15 000 et leur nombre est au Kosovo passé de 264 000 à 8 600 !

Je suis tsigane. Depuis le XIIIe siècle, mon peuple a démontré ce que pourrait être une Europe sans frontières. Il le paie encore aujourd’hui, jour et nuit, de sa souffrance, de son sang et parfois de sa vie. L’Europe sans frontières que l’on veut instituer ne saurait être uniquement celle des plus puissants, à savoir des Allemands et des Français, elle ne doit pas se transformer en un nouvel État. Cette Europe sans frontières ne peut avoir de sens que si elle devient une vaste communauté de peuples et de citoyens libres et égaux.

Ceija Stojka Die Peitsche knallt von Frau Pinz 34.5 x 42 cm

Ceija Stojka, Die Peitsche knallt von Frau Pinz, 34.5 x 42 cm

Je sais que pour le moment il ne me sert à rien d’en être conscient. Car depuis des siècles en Europe, les grandes vérités ont été énoncées dans les geôles ou sur le bûcher. Certes, Hitler est mort. Mais son ombre, tel le spectre du Hamlet de Shakespeare, hante toujours certains pays européens. Elle s’est incarnée en quelques-uns de leurs dirigeants — Slobodan Milošević en Serbie, Franjo Tudjman en Croatie, Heider en Autriche — et même en quelques hommes politiques allemands (d’aucuns ont brigué la Chancellerie)/ Elle va et vient de la Russie au sud de la France, en passant par les pays baltes et l’Italie.

Les hommes d’aujourd’hui, perdus dans la masse, sont «anesthésiés». À la différence des contemporains d’Auschwitz qui, comme l’a montré le film Shoah, prétendaient ne pas savoir ce qui se passait derrière les barbelés, ce qu’on brûlait dans les chambres à gaz, ils essaient de se dédouaner par la sacro-sainte formule : «Je ne comprends pas.»

Je suis tsigane. C’est pourquoi je me permets d’évoquer devant vous l’expérience de mon peuple. Pensez et agissez de façon à ce que l’inhumanité ait le moins d’avenir possible en Europe. (Le prix Nobel Günter Grass et l’écrivain italien Antonio Tabucchi sont aujourd’hui les premiers à élever la voix contre l’injustice que subissent les Roms en Europe. Leurs paroles sont un baume sur les plaies de mon peuple.)

En tant que Tsigane, je vous le dis : vous aurez beau être un grand écrivain, un brillant journaliste ou un bon politicien, si vous faites taire votre conscience, si vous ne dites pas non à l’injustice et au mal qui pèsent plus particulièrement sur ce peuple de douze millions d’habitants, vous n’aurez pas contribué suffisamment à rendre l’Europe et le monde plus humains.

Traduit du serbo-croate par Mireille Robin.

Les peintures qui illustrent le texte de Rajko Đurić sont de Ceija Stojka, peintre tsigane d’Autriche qui a connu les camps nazis dans son enfance, où elle a perdu une grande partie de sa famille.

Maspero, journal de Sarajevo, lundi 6 mars 1995

Sarajevo 2017

Sarajevo 2017

En mars 1995, François Maspero était à Sarajevo où il écrivait son journal. Depuis une dizaine de jours que je marche dans les rues de cette ville, je regrettais de n’avoir pas emporté Balkans-Transit, où Maspero racontait la vie des habitants pris au piège d’une guerre qui n’en finissait pas. Ce n’est qu’une parenthèse à l’intérieur du livre, qui raconte plusieurs voyages avec le photographe Klavdij Sluban, de l’Albanie à la Roumanie, en passant par la Macédoine et la Bulgarie. Par chance, j’ai pu emprunter le livre à la bibliothèque de l’Institut Français de Sarajevo. Relire ces pages vingt-et-un ans après la fin du siège, à l’intérieur d’une capitale qui semble encore déchirée par les accords de Dayton, c’est une plongée où l’on perd vite l’équilibre. Mieux vaut s’accrocher, et bénir François Maspero d’être le mémorialiste d’une guerre qui n’en a pas fini d’accuser notre Europe, celle de 2017 et pas seulement celle des années 90.

Journal de Sarajevo. Lundi 6 mars 1995.

Dix jours déjà. Ce matin, le printemps est revenu. Calme parfait. Pas le moindre tir. Bruits d’avion dans le ciel, normaux au-dessus de toute ville du monde. Ce ne sont pas les avions de l’aéroport mais les avions de «surveillance» de l’OTAN. Je ne les vois jamais. Des oiseaux, dans l’arbre déchiqueté et cassé à mi-hauteur de la cour. Des enfants qui jouent au ballon. Cette cour entre les grands immeubles austro-hongrois (remplie de potagers actuellement en friche à cause de l’hiver), sur laquelle donne ma fenêtre, ne me permet pas de savoir comment est vraiment la ville. La cour est aussi évidemment pleine de déchets informes. Au premier abord, tout est «normal». Sauf que­:
– il y a l’arbre unique martyrisé;
– les façades décrépites sont atteintes de beaucoup d’impacts d’éclats de mortier;
– ma fenêtre est l’une des seules à être munies de vitres (neuves). Toutes les autres sont obturées par des morceaux de plastique translucide bien ajustés. C’est d’ailleurs le cas de tous les appartements habités en centre-ville et des bureaux;
– les voitures parquées derrière le mur, à gauche, sont, quand on regarde attentivement, des carcasses inutilisables.

Sarajevo 2017

Sarajevo 2017

Cette cour est quand même un des lieux les  plus intacts de Sarajevo. Cela doit tenir à ce qu’elle est fermée au sud, et donc pas sous le tir direct des lignes serbes. Du nord, ils doivent tirer au canon, par-dessus la crête des collines.
Pendant les bombardements, la télévision serbe de Palé (que tout le monde peut regarder) transmettait des images de la ville vue des lignes serbes et zoomait sur telle ou telle fenêtre. L’effet était, paraît-il, terrifiant. Chacun se sentait sous leur regard.
Tout ce qui a été détruit à Sarajevo, de l’immeuble (apparemment) anonyme à la bibliothèque, l’a été de façon délibérée par un tir à la cible. Quelque chose ou quelqu’un était nommément visé. Certains immeubles n’ont qu’un étage éventré, voire un appartement précis.
Quand je sors de l’immeuble sur la rue, c’est toujours la surprise de découvrir, du boyau obscur de l’entrée, les passants se découper dans l’embrasure lumineuse de la porte béante.

Sarajevo 2017

Sarajevo 2017

La chaîne gouvernementale bosniaque passe et repasse depuis trois jours la même scène de trois ou quatre minutes : l’assassinat d’un jeune homme par un sniper devant le Holliday Inn. Le jeune homme apparaît, déjà touché – probablement quelques secondes plus tôt. Il gît sur le terre-plein qui sépare les deux voies de l’avenue. Près du trottoir, à une vingtaine de mètres, stationne un blindé (VAB) blanc français. D’autres jeunes gens s’abritent comme ils le peuvent derrière le char. Les Casques bleus français, eux, ne se cachent pas. Gonflés comme des grosses grenouilles dans leur gilet pare-balles, casque et mentonnière qui boursouffle leurs joues, ils ont vraiment l’air de Schtroumphs. Ils sont là, quatre ou cinq, debout, indécis, pistolet ou fusil tenu le canon vers le ciel : ils n’ont pas l’air d’être prêts à s’en servir. On a l’impression qu’ils savent qu’ils ne sont pas visés, mais qu’ils n’en sont pas tout à fait sûrs quand même. Ils ne portent pas secours à l’homme à terre. Un jeune garçon hésite, puis court, plié en deux, vers lui, revient sur ses pas, repart et, tout seul, soulève le blessé comme il le peut, le prend dans ses bras et, tout seul, soulève le blessé comme il le peut, le prend dans ses bras et, toujours seul, retraverse la chaussée pour le rapporter vers le char. Là, seulement, les Schtroumphs s’agitent, sortent un brancard et enfournent le corps dans le VAB qui démarre.
Ce jeune homme est mort.
La radio française (France Inter et RFI) parle de «tireurs embusqués», mais ce n’est pas le bon terme puisque n’importe qui, avec une bonne lunette télescopique, du haut des lignes serbes ou des immeubles du quartier serbe qui s’avance là comme un coin dans le fond plat de la vallée, peut faire son carton.

À Sarajevo, tout le monde fume terriblement, tout le temps. Moi aussi. J’ai tort. Le cœur me fait constamment mal.
Sortir profiter du soleil.

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François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

★ François Maspero, Balkans-Transit, Photographies de Klavdij Sluban, janvier 1997, Seuil, Paris. Réédition en Points Seuil. Ce récit de cinq voyages accomplis dans les Balkans avec son complice, le photographe Klavdij Sluban, s’ouvre sur un « portrait de l’auteur » : « Conjonction de la grande et de la petite histoire ». Mêlant scènes du quotidien et pages d’histoire, Maspero fait de ce livre une « chronique sensible » du « cœur de l’Europe » « qui a toujours eu tendance à s’amputer elle-même de ce qui la gêne ». Il s’enfonce dans un fouillis de frontières et de peuples à la mémoire déchirée et oublieux de ce qui les unit. « Dans la solitude du touriste de fond », il s’interroge sur la nécessité du voyage, traverse le chaos architectural des villes et la littérature de ces pays, trouve, parfois, en l’autre sa famille.

★ En remerciant Vasvija BAŠIĆ d’avoir bien voulu me prêter le livre de Maspero, Balkans-Transit, ainsi que les poèmes d’Izet Sarajlic, Nés en vingt-trois, morts en quarante-deux, traduits du bosniaque par Mireille Robin, n&b éditions, 1999.

★ Une exposition sur François Maspero, légère et peu coûteuse, peut circuler en Bretagne, réalisée par l’asso Rhizomes. Contacter Caroline Troin au 06 66 22 38 96.
Mail : rhizomes.dz@gmail.com

★ Un dossier Maspero est consultable sur le site de La Femelle du Requin

Maspero, libre citoyen de la libre Europe dans une capitale libre d’Europe

Gilles Peress, Bosnie-Herzégovine, 1993

Gilles Peress, Bosnie-Herzégovine, 1993

En mars 1995, François Maspero était à Sarajevo où il écrivait son journal. Depuis cinq ou six jours que je marche dans les rues de cette ville, je regrettais de n’avoir pas emporté Balkans-Transit, où Maspero racontait la vie des habitants pris au piège d’une guerre qui n’en finissait pas. Ce n’est qu’une parenthèse à l’intérieur du livre, qui raconte plusieurs voyages avec le photographe Klavdij Sluban, de l’Albanie à la Roumanie, en passant par la Macédoine et la Bulgarie. Par chance, j’ai pu emprunter le livre à la bibliothèque de l’Institut Français de Sarajevo. Relire ces pages vingt-et-un ans après la fin du siège, à l’intérieur d’une capitale qui semble encore déchirée par les accords de Dayton, c’est une plongée où l’on perd vite l’équilibre. Mieux vaut s’accrocher, et bénir François Maspero d’être le mémorialiste d’une guerre qui n’en a pas fini d’accuser notre Europe, celle de 2017 et pas seulement celle des années 90.

Cahier de Sarajevo, dimanche 5 mars 1995.

C’est Romain qui m’a dit qu’il fallait absolument prendre des notes, sinon «on s’habitue très vite et on oublie.» C’est lui, aussi, qui a employé l’expression : « des morts vivants».
Difficile de me forcer à noter – à écrire. La réalité envahit, elle déborde, elle refuse de passer par les mots, les doigts, le stylo, le cahier. Elle s’abat sur le corps et l’esprit, les pénètre, y pèse de son poids de plomb, s’y installe, inhibe et paralyse.

Abbas, Sarajevo, 1993. Au cimetière musulman, un soldat bosniaque en uniforme prie sur la tombe de sa jeune femme, tuée par les tirs serbes.

Abbas, Sarajevo, 1993. Au cimetière musulman, un soldat bosniaque en uniforme prie sur la tombe de sa jeune femme, tuée par les tirs serbes.

On cherche des analogies et toutes sont fausses. La seule chose qui se rapproche de ce que je vois (qui n’est qu’une partie de ce que je sens), c’est un film de propagande nazie tourné je ne sais plus où, à Bergen-Belsen ou à Terezin. On y voyait chacun vaquer à ses occupations quotidiennes, des musiciens donner un concert, etc.
C’est un cas sans précédent dans l’histoire, une perversion pathologique de tous les sièges d’une ville connus. Le siège prolongé indéfiniment grâce à une aide humanitaire orchestrée par une armée – les Casques bleus – qui occupe militairement le terrain et, au lieu de se battre, fait de la bienfaisance.
C’est un camp de concentration dont les gardiens nazis seraient tenus à l’extérieur des barbelés. À l’intérieur, il y a des bons gardiens, compatissants. Mais qui font bien attention de ne pas laisser sortir les détenus, ou alors au compte-gouttes. Les nazis, du dehors, tirent sur le camp quand ça leur plaît et où ça leur chante, et les bons gardiens ramassent parfois les blessés et les morts. Puis ils vont prendre un café ou une slivovic avec les nazis.
Je sais que tout le monde répète ces lieux communs-là. Mais ce sont quand même des lieux communs qui tuent.

Gilles Peress, Sarajevo, 1993. Départ des Juifs à Skanderia.

Gilles Peress, Sarajevo, 1993. Départ des Juifs à Skanderia.

Ce dimanche matin, moins angoissé par ma solitude que les jours précédents. Le léger printemps du début de la semaine a disparu. Il pleut et Sarajevo a pris l’habit de boue et d’ordure, de noir et de gris qui lui convient. Le ciel bleu et doux était choquant. On voyait chaque détail des lignes serbes sur les hauteurs, au bout des rues. Maintenant, le voile de brume et la couche de nuages bas suivent à peu près leur contour. On se sent presque à l’abri.

Trois sortes de tirs. Coups, lourds, de mortier (ou de canon). Rafales de mitrailleuse lourde. Ordinairement, ces dernières se répondent de camp à camp. Et aboiements secs, jamais plus de trois ou quatre de suite (pour des raisons évidentes) d’armes individuelles. Les détonations de mortier et de mitrailleuse viennent pour la plupart des hauteurs qui surplombent la ville au sud – ou, plus à l’ouest, de la ligne de front de l’aéroport.
Seuls les tirs isolés – des snipers – expriment le but unique, nu : tuer.

Gilles Peress, Bosnie-Herzégovine, 1993.

Gilles Peress, Bosnie-Herzégovine, 1993.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous travaillez pour quelle organisation (projet, programme, etc.) ? Dans quel cadre?»
Peut-être ai-je eu tort de me situer, pour avoir l’air d’être comme tout le monde, «dans le cadre» du «projet» de Francis Bueb – puisqu’il s’avère que ledit projet (centre, librairie, bibliothèque) n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse, pour cette fois, être utile à quelque chose. Comme si j’avais honte, comme si c’était impossible de dire : maintenant que je suis venu, je reste par mes propres moyens, pour mon propre compte, libre citoyen de la libre Europe dans une capitale libre d’Europe.
Côté bosniaque, la méfiance est justifiée. Je ne suis qu’un étranger de plus à Sarajevo qui en compte déjà trop.

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François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Points Poche

★ François Maspero, Balkans-Transit, Photographies de Klavdij Sluban, janvier 1997, Seuil, Paris. Réédition en Points Seuil. Ce récit de cinq voyages accomplis dans les Balkans avec son complice, le photographe Klavdij Sluban, s’ouvre sur un « portrait de l’auteur » : « Conjonction de la grande et de la petite histoire ». Mêlant scènes du quotidien et pages d’histoire, Maspero fait de ce livre une « chronique sensible » du « cœur de l’Europe » « qui a toujours eu tendance à s’amputer elle-même de ce qui la gêne ». Il s’enfonce dans un fouillis de frontières et de peuples à la mémoire déchirée et oublieux de ce qui les unit. « Dans la solitude du touriste de fond », il s’interroge sur la nécessité du voyage, traverse le chaos architectural des villes et la littérature de ces pays, trouve, parfois, en l’autre sa famille.

★ En remerciant Vasvija BAŠIĆ d’avoir bien voulu me prêter le livre de Maspero, Balkans-Transit, ainsi que les poèmes d’Izet Sarajlic, Nés en vingt-trois, morts en quarante-deux, traduits du bosniaque par Mireille Robin, n&b éditions, 1999.

★ Une exposition sur François Maspero, légère et peu coûteuse, peut circuler en Bretagne, réalisée par l’asso Rhizomes. Contacter Caroline Troin au 06 66 22 38 96.
Mail : rhizomes.dz@gmail.com

★ Un dossier Maspero est consultable sur le site de La Femelle du Requin

Maspero, le cahier de Sarajevo

François Maspero et Klavdij Sluban, Balkans-Transit, photographié à Sarajevo, août 2017. © Tieri Briet

François Maspero et Klavdij Sluban, Balkans-Transit, photographié à Sarajevo, août 2017. © Tieri Briet

En mars 1995, François Maspero était à Sarajevo où il écrivait son journal. Depuis quatre ou cinq jours que je marche dans les rues de cette ville, je regrettais de n’avoir pas emporté Balkans-Transit, où Maspero racontait la vie des habitants pris au piège d’une guerre qui n’en finissait pas. Ce n’est qu’une parenthèse à l’intérieur du livre, qui raconte plusieurs voyages avec le photographe Klavdij Sluban, de l’Albanie à la Roumanie, en passant par la Macédoine et la Bulgarie. Par chance, j’ai pu emprunter le livre à la bibliothèque de l’Institut Français de Sarajevo. Relire ces pages vingt-et-un ans après la fin du siège, à l’intérieur d’une capitale qui semble encore déchirée par les accords de Dayton, c’est une plongée où l’on perd vite l’équilibre. Mieux vaut s’accrocher, et bénir François Maspero d’être le mémorialiste d’une guerre qui n’en a pas fini d’accuser notre Europe, celle de 2017 et pas seulement celle des années 90.

Retour en arrière : cahier de Sarajevo

En mars 1995, j’ai passé trois semaines solitaires à Sarajevo. J’étais décidé à ne rien écrire sur ce voyage-là. Trop de mots avaient déjà été dits et publiés qui, si bien intentionnés fussent-ils, n’apportaient rien, à mon sens, dans leur profusion même, parce que l’indignation répétée ne soulageait que leurs auteurs. (Je n’ai pas tout à fait tenu parole puisque j’ai écrit, quatre mois plus tard, un petit article, le plus descriptif possible, intitulé «Les murs de Sarajevo», par référence au Mur de Berlin et à Žid (le mur), la radio indépendante de la ville.

Puis il s’est passé quelque chose d’étrange. Pendant un an, j’ai oublié que j’avais tenu un journal de mon séjour. Ce n’est qu’en recherchant mes notes du présent voyage que je suis soudain tombé sur ce cahier dont j’extrais ici quelques pages.

Car encore une fois : comment traverser les Balkans en paix sans mettre, à chaque instant, sur chaque paysage, sur chaque figure, ceux des Balkans en guerre que l’on a connus ? Il n’y a pas eu de jour durant notre voyage où, ne serait-ce que par trois mots au détour du chemin Klavdij n’ait soudain évoqué Vukovar et Dubrovnik, et moi Sarajevo.

Attention ! Snipers - Sarajevo, mars 1995

Attention ! Snipers – Sarajevo, mars 1995

Vendredi 3 mars 1995. Ils tirent à la cible sur le tramway ou sur un passant. Aujourd’hui, trois blessés, un mort. Ils font cela juste devant l’hôtel Holliday Inn parce qu’ils savent que les journalistes sont là avec leurs caméras braquées en permanence et donc que la mort, filmée en direct, sera le soir même sur tous les écrans de télévision, sarajéviens et mondiaux. On peut donc dire qu’en vérité ce sont les caméras qui commandent le tir, et l’horaire des bulletins d’information qui commande l’heure de la mort. Aux pires moments du siège, des cameramen payaient un homme pour aller planter leur appareil à poste fixe sur la Sniper Allee et renouveler régulièrement la bande. Comme ça, ils avaient la certitude d’«assurer». A distance.

Il s’agit pour les Serbes de faire savoir, dès qu’ils en ont besoin, qu’ils sont toujours là, même en cette période de «cessez-le-feu». Ces jours-ci, c’était le président turc qui devait venir à Sarajevo. Il leur a suffi de tirer sur le tram, et hop ! la visite du président est ajournée.

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 François Maspero, Balkans-Transit, Photographies de Klavdij Sluban, janvier 1997, Seuil, Paris. Réédition en Points Seuil. Ce récit de cinq voyages accomplis dans les Balkans avec son complice, le photographe Klavdij Sluban, s’ouvre sur un « portrait de l’auteur » : « Conjonction de la grande et de la petite histoire ». Mêlant scènes du quotidien et pages d’histoire, Maspero fait de ce livre une « chronique sensible » du « cœur de l’Europe » « qui a toujours eu tendance à s’amputer elle-même de ce qui la gêne ». Il s’enfonce dans un fouillis de frontières et de peuples à la mémoire déchirée et oublieux de ce qui les unit. « Dans la solitude du touriste de fond », il s’interroge sur la nécessité du voyage, traverse le chaos architectural des villes et la littérature de ces pays, trouve, parfois, en l’autre sa famille. 

★ En remerciant Vasvija BAŠIĆ d’avoir bien voulu me prêter le livre de Maspero, ainsi que les poèmes d’Izet Sarajlic

★ Une exposition sur François Maspero, légère et peu coûteuse, peut circuler en Bretagne, réalisée par l’asso Rhizomes. Contacter Caroline Troin au 06 66 22 38 96.
Mail : rhizomes.dz@gmail.com

Un dossier Maspero est consultable sur le site de La Femelle du Requin

Strada Zambila, apprendre à voir les fleurs tsiganes de Bucarest

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La couverture du livre vue par Maria, une enfant rom de 4 ans

C’est la couverture qu’on aperçoit en premier. Le dessin d’une enfant habillée en Tsigane, une grande fleur rouge dans ses cheveux défaits, et l’envie de connaître son histoire. Il s’agit d’Ilinca, la grande sœur de Zoé et la narratrice du premier roman de Fanny Chartres, qui écrit en français et vit en Roumanie, à Bucarest. J’ai aimé ce livre, que j’ai lu et relu sur les routes de Bretagne, très loin de Bucarest où avaient lieu d’iportantes manifestations.

À l’autre bout de l’Europe, les Roumains ont la vie dure, les salaires restent bas et la img_5205corruption est devenue une plaie impossible à soigner. Le jour où des ministres ont voulu faire passer une loi pour amnistier les élus corrompus, les familles roumaines sont descendues par centaines de millers dans les rues pour demander leur démission. Le roman de Fanny Chartres parle précisément de cette maladie sociale, et des ravages qu’elle ne cesse pas de provoquer à l’intérieur des hôpitaux et administrations.

Le récit commence par le portrait de deux sœurs. C’est la plus grande qui raconte la plus jeune : « Zoé est comme ça : en joie perpétuelle. Elle voit en chaque matin une promesse de bonheur ; dans chaque crépuscule, un rêve nouveau à découvrir ; dans chaque attente une surprise en perspective. » La romancière de Bucarest a elle aussi une sœur, une sœur qui écrit des romans. Quand on le sait, quand on les lit l’une et l’autre, on ne peut pas s’empêcher d’y penser en découvrant la tendresse d’Ilinca pour Zoé. « Pour Marie, ma sœur, mon éternelle lueur » est-il écrit en première page du roman. Nous sommes dans une sororité douce, une double sororité où le jeu des miroirs rendent le récit deux fois plus tendre, dès le premier chapitre où l’on comprend que l’une est sage et l’autre espiègle.

« Je suis là sans être là, dit Ilinca d’elle-même dans le second chapitre. Rêveuse, disent mes professeurs. Prétentieuse, disent certains de mes camarades. » Les parents des deux sœurs sont partis pour la France, et pour longtemps. On les prend pour des « cueilleurs de fraises », c’est le mensonge qui a servi à justifier leur départ pour Yvetot, en Normandie. «Contrairement à ma petite sœur, je sais depuis longtemps que les Roumains partis à l’étranger sont désignés ainsi. Qu’ils ramassent des tomates en France, soignent des malades en Allemagne ou s’occupent de personnes âgées en Italie, ils sont tous des cueilleurs de fraises. Et nous, les enfants restés dans le pays où ils ne peuvent plus rien cueillir, nous sommes des petits de cueilleurs de fraises. »

img_5203En réalité, les fraises sont une chimère : le père des deux jeunes sœurs est un médecin tout juste diplômé qui s’est résolu à s’exiler en France pour y être opéré d’un cancer. En Roumanie, la corruption a fait des hôpitaux des lieux dangereux, où faute d’argent au noir pour se payer l’attention des infirmières et des médecins, on peut vous laisser mourir sans rien tenter. La moindre opération chirurgicale peut vous coûter toutes vos économies en dessous de table, si vous avez la chance d’en avoir suffisamment, et nombre de familles y ont laissé des fortunes pour essayer de sauver un parent.

Ilinca a du mal à accepter une vie si loin de ses parents. « Tu penses vraiment qu’on a de la chance d’être abandonnées par nos parents ? (…) de grandir avec une grand-mère sourde, un grand-père qui radote et huit chats de gouttière? » Ce sera l’occasion d’approcher une autre famille, celle de Florin qui est dans la classe d’Ilinca, une famille rom vivant dans la rue Zambila. L’occasion de découvrir le racisme ordinaire que vivent les Roms de Roumanie : « Ce qui me dérange, explique Florin, ce sont les regards, les gens qui changent de place quand je monte dans le bus, les employeurs qui ne veulent pas de Roms, ceux qui proposent à ma sœur après dix années de doit une place de femme de ménage dans le cabinet d’avocats où elle avait postulé après son stage de fin d’études, les gens qui taguent « Sale Tzigane » sur le kiosque à fleurs de ma mère, le président roumain utilisant les mêmes termes pour s’adresser à une journaliste de télévision et accusant quatre ans plus tard les Roms de voler… »

Alors qu’Ilinca apprend à connaître la vie de Florin et des siens, l’intolérance maladive des Roumains envers le peuple rom montre toute sa violence. « Dans l’esprit de beaucoup de Roumains, les Roms sont les premiers responsables des actes les plus vils. Et leur image n’est pas près de s’améliorer : même le dictionnaire de langue roumaine définit le terme « tzigane » comme un « épithète-adjectif donné à une personne ayant de mauvaises habitudes… »

C’est la beauté de ce roman, que de tracer le portrait d’une famille de Tsiganes à travers le regard d’une très jeune adolescente, amenée à renoncer aux préjugés enracinés dans sa propre famille. Et de révéler la part d’ombre d’une société roumaine pourtant préoccupée de justice sociale : en Roumanie, les premières victimes de la corruption à l’hôpital sont les Roms, qui n’ont d’accès aux soins qu’après avoir subi un racket ancré dans les pratiques médicales et chirurgicales : « Mon père… explique Florin à Ilinca. Il est mort dans un hôpital de Bucarest, maman dit qu’il serait encore avec nous s’il avait été hospitalisé dans un autre pays. Je me rappelle de nos visites dans sa chambre qu’il devait partager avec sept autres patients au cours d’un été caniculaire. Les infirmières n’avaient même pas de médicaments ou de pansements pour soigner les malades, les familles devaient aller les acheter elles-mêmes. Et puis, combien d’enveloppes maman a dû glisser dans les poches des infirmières et des médecins pour être sûre que papa reçoive les soins nécessaires ? Mais sans doute qu’elle n’a pas mis assez de sous dedans puisqu’il est mort… Il avait trente-cinq ans. »

Strada Zambila, marchande de fleurs à Bucarest

Strada Zambila, marchande de fleurs à Bucarest

Ainsi dépeinte, la Roumanie peut sembler sombre mais le roman de Fanny Chartres est lumineux. La joie de Zoé, la petite sœur, y est pour beaucoup. Et puis la maman de Florin vend des fleurs dans un des parcs de Bucarest : ce sont ses bouquets qui vont ornementer l’amour naissant entre Ilinca et le jeune Rom qu’elle a appris à comprendre. Ensemble, pour un concours scolaire, ils créent un blog où les photos d’« Ily » illustrent les poèmes de Florin. Un premier amour se dessine à l’intérieur d’un premier roman, à travers ses écrits à lui et ses images à elle, photographies de Bucarest. Une capitale où cet hiver, des centaines de milliers de parents, accompagnés de leurs enfants, sont venus se dresser contre la corruption que leurs ministres voulaient légaliser.

Fanny Chartres, Strada Zambila, collection Neuf de l’école des loisirs, 214 pages, janvier 2017.

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Clara Usón, seule face à Mladić qui voulait tuer tous les musulmans de Bosnie

Clara Usón, La Hije del Este

Clara Usón, La Hija del Este, Seix Barral, 2012

Dans La Fille de l’Est, si l’on excepte le personnage principal – Ana Mladić, qui s’est réellement suicidée d’une balle dans la tête en 1994 – la plupart des personnages sont aujourd’hui détenus, inculpés de crimes contre l’humanité et prêts à tous les mensonges, à toutes les trahisons pour échapper à la prison à vie.

Clara Usón est romancière. Habituellement, elle invente des personnages mais pour écrire La Fille de l’Est, elle a repris la figure d’Ana Mladić, fille du général Ratko Mladić qu’en France, les envoyés spéciaux en Bosnie avaient baptisé le boucher des Balkans. Longtemps recherché en Serbie, commandant en chef de l’armée serbe de Bosnie qui bombardait Sarajevo et massacrait les musulmans de Srebrenica, c’est une des pires ordures que l’Europe ait vu naître depuis Hitler, Staline ou Franco. En faire le personnage central d’un roman, c’était une idée un peu monstrueuse, qui demanda trois ans de recherche pour aboutir à un livre complexe, où Mladić est d’abord un bon père de famille, juste un peu coléreux par moments, mais harassé par un travail difficile qui consistait à nettoyer la Bosnie Herzégovine de tous ses musulmans.

Un graffiti représentant Ratko Mladic dessiné sur un mur de Belgrade le 29 mai 2011.

Un graffiti représentant Ratko Mladic, dessiné sur un mur de Belgrade le 29 mai 2011, au moment de son arrestation

« Son père était ce genre d’homme, capable de déplorer la mort d’un insecte. Sous son air austère et sa moralité inflexible, que certains prenaient pour de l’arrogance, se cachait un être timide au grand cœur. » (p. 165)
Et c’est d’abord la figure d’un héros qui s’édifie par les cinq cents pages du roman: « Personne ne se demandait ce qu’on pouvait faire pour que le pays s’en sorte, à l’exception de rares idéalistes comme son père, prêt à laisser sa peau, son sang, ses os, pour son peuple. » (p.168)

Adoré par sa fille, le général est raconté par Clara Usón à travers les yeux de ceux qui l’aiment, et c’est le plus troublant dans les premières pages du roman. Parce qu’en lisant, on se souvient aussi de ce vieil homme en costume gris, un peu perdu face à ses juges. Ce n’est qu’en mai 2011, après seize années de cavale, que la police serbe avait pris la peine d’arrêter et d’extrader Mladić aux Pays Bas, qu’il comparaisse enfin devant le Tribunal pénal international de La Haye.

Face à ses juges et à son procureur, Mladić doit répondre de onze chefs d’inculpation de génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. L’instruction du procès est en cours, mais l’ancien chef d’Etat-major a déjà annoncé qu’il refusait de plaider coupable. Les audiences n’auront lieu que le matin pour que l’accusé, déjà victime de trois attaques cérébrales et à demi paralysé, puisse suivre le rythme d’un procès qui pourrait durer plusieurs années.

Ratko Mladic au tribunal de La Haye, en 2012

Ratko Mladic au tribunal de La Haye, en 2012

Le roman ne raconte rien du procès. Au présent, tandis qu’on lit ce livre paru en 2012 en Espagne, en France deux ans après, Mladić est devenu ce prisonnier malade et affaibli qui a gardé sa morgue, sa mauvaise foi et son mépris pour la justice. Portant casquette et costume gris, c’est un monstre en cage que filment les caméras des journalistes à sa première comparution, quand il annonce au juge qu’il plaidera non-coupable.

En avril 2015, Zdravko Tolimir, un général de l’armée serbe considéré comme le bras droit de Mladić, a vu sa condamnation à perpétuité confirmée en appel et c’est une bonne nouvelle pour les familles des victimes. Munira Subasic, présidente de l’association des Mères de Srebrenica et Zepa, s’est déclarée satisfaite, impatiente aussi d’apprendre le sort qui sera fait au général en chef.

Danilo Kiš

Danilo Kiš

Tout l’intérêt de La Fille de l’Est est dans cette distorsion. Ce personnage complexe et de plus en plus monstrueux que le roman dessine, nous connaissons son image au présent, celle d’une ordure venue jouer les justiciers au ban des accusés. Le verdict sera donné fin 2015, et la lecture du roman de Clara Usón en sera certainement à nouveau modifiée. Et c’est un mystère de la littérature, que cette capacité de métamorphoser un texte à partir d’une actualité qui continue de résonner à travers lui.

Au dernier chapitre du roman, l’un des personnages raconte une nouvelle de Danilo Kiš, Il est glorieux de mourir pour la patrie, parue en France dans L’Encyclopédie des morts. Le récit de Danilo Kiš se termine par des mots qui frappent, qui viennent aussi refermer le roman de Clara Usón : « L’histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les écrivains développent leur imagination. Seule la mort est indubitable. »

Delila Lacevic, à gauche, avec ses cousins durant le siège de Sarajevo© John Costello, Granta

Delila Lacevic, à gauche, avec ses cousins durant le siège de Sarajevo. © John Costello, Granta

Hors-roman, Delila Lacevic tisse une autre légende après avoir fui la Bosnie, adoptée avec son frère par un couple du Kansas après la mort de ses parents. A 38 ans, elle n’est pas devenue un des personnages du livre mais elle a survécu aux massacres ordonnés par Mladić, qu’elle défie aujourd’hui à voix haute en utilisant la tribune du Los Angeles Times :
« Vous ne m’avez pas détruite. Vous ne m’avez pas tuée, même si vous avez essayé de le faire. Par le seul fait d’avoir survécu, j’ai gagné. »

Et j’avoue, c’est vrai, j’aurais voulu que Delila Lacevic puisse devenir, elle aussi, un personnage de La Fille de l’Est, que sa parole figure après les quatre phrases de Danilo Kiš pour terminer une nouvelle version du roman, écrite après la condamnation à vie de son principal personnage. Que le peuple puisse continuer de tisser ses légendes.

Arles, dans la maison d’Anne, mardi 22 septembre 2015

Clara Usón, La Fille de l'Est, Gallimard, 2014

Clara Usón, La Fille de l’Est, Gallimard, 2014

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Clara Usón, livres parus en espagnol :

Las noches de San Juan, Lumen, 1998.
Primer vuelo, El Aleph2001
El viaje de las palabras, Plaza & Janes Editores2005
Perseguidoras, Alfaguara, 2006
Corazón de napalm, Seix Barral, 2010
La hija del Este, Seix Barral, 2012

Ouvrages de Clara Usón traduits en français :

Cœur de napalm, JC Lattès, 2012
La Fille de l’Est, Gallimard, 2014

Jean Hatzfeld ou l’art du récit : un portrait de Slaviça, la jardinière des ruines de Vukovar

Ce grand art du récit que Jean Hatzfeld déploie de texte en texte, à travers ses romans qui racontent aujourd’hui le Rwanda d’après le génocide, ou bien dans ses articles qui essayaient de raconter la survie dans une Bosnie en guerre, ce grand art, il en a donné une vraie définition, étonnante et lucide à la fois, à l’intérieur de La Ligne de flottaison, un roman paru aux éditions du Seuil en 2005 :  

« Le talent du reporter, ce n’est pas une affaire d’écriture mais d’attitude, c’est l’art de s’éloigner et de se mettre de côté, entre ici d’où il vient et là où il va, de former une espèce de triangle, de se mettre un peu à l’écart de ses lecteurs et de la guerre. Pas à mi-chemin, mais seul de côté, et à partir de là, s’il est convaincu qu’ici et là devront vivre ensemble, une représentation, une mise en scène, une écriture iront de soi. »

Un peu à l’écart de ses lecteurs et de la guerre, une écriture pourra naître qui ira de soi. Celle de Jean Hatzfeld s’est construite sur différents terrains, entre Sarajevo et Kinshasa, entre Mostar et Kigali. Une écriture qui va de soi, pratiquant aussi bien l’art du portrait que celui du récit.

Et l’auteur d’Une Ligne de flottaison enfonce encore le clou un peu plus loin : « C’est l’art de rompre des attaches avec ceux qu’on quitte et d’en nouer d’autres avec ceux qu’on rencontre. » Etrange définition, qui place l’art du récit avant tout comme un art de la rencontre.  Si l’on se souvient des articles que Jean Hatzfeld faisait parvenir au journal Libération, quand il partait comme envoyé spécial en Bosnie Herzégovine, ils incarnaient cet art de raconter la vie de ceux avec qui il avait noué ces attaches. À travers quelques portraits, à travers les paroles patiemment recueillies, on mesure à quel point l’auteur de ces articles savait déjà pratiquer l’art difficile de la rencontre.

Dans les archives de Libération, j’ai retrouvé ce portrait écrit par Jean Hatzfeld en 1995. Celui de Slaviça, une habitante de Vukovar que l’apprenti écrivain a pris le temps d’écouter, dans sa maison ruinée par les obus. Tout le récit des années de guerre passe par la parole de la vieille femme. Ce sont des souvenirs, et la multiplication des guillemets sont ici la marque d’une volonté d’écouter, celle d’un « humble sondeur d’âmes » qui n’a jamais tenté autre chose, dans ses articles puis dans ses livres, que de ramener la parole de là-bas à ceux d’ici qui attendent de la lire.

Slaviça, la jardinière des ruines de Vukovar

Assise sur une chaise du jardin, où elle prend du repos quand ses reins fatiguent sur le maraîchage, Slaviça dit : « J’ai eu un bon mari qui faisait le chauffeur d’autobus entre Vukovar et Osijek. J’ai eu trois enfants qui m’ont donné des petits-enfants. J’ai eu une jolie petite maison, avec des poules et des voisins gentils. J’ai eu de la vie tout ce qu’il fallait pour une retraite tranquille. Et bien, c’est raté. » Elle regarde autour d’elle. A droite, le squelette dantesque de l’ancien château d’eau trône sur son monticule. Devant, le mur de la maison mitoyenne s’affaisse à chaque orage. A gauche, une jungle de liserons et ronces embaumantes envahit sa rue aujourd’hui déserte.

Château d'eau de Vukovar, 1993

Château d’eau de Vukovar, 1993

Elle hésite à ouvrir sa maison, dont le plafond de la cuisine défoncé par un obus est tendu de plastique, dont le salon est vérolé d’éclats, où les poulets sont enfermés dans la salle de bain. Elle dit : « Je ne fais jamais de cauchemar. J’évite de penser. Mais sans jardin, ce serait dur de ne pas penser tout le temps à ça.»

Slaviça se lève avec le soleil pâle qui émerge du Danube et se couche avec le soleil orange qui disparaît derrière la ville, où elle ne se rend guère plus, sauf pour téléphoner. « Maintenant, je n’y reconnaîtrais plus personne. Avec tous ces jeunes, ces réfugiés et ces grosses voitures, ça ne me plairait plus.» Elle ajoute : « Avec la guerre, même les enfants sont devenus malpolis.»

Après un café matinal, elle se rend au jardin, où elle cultive haricots, oignons, carottes, tomates, poireaux, et autres légumes, et beaucoup de fleurs. « Toute petite, j’ai aimé les fleurs, c’est pourquoi j’aime tant Vukovar. Il n’y avait pas une ville plus fleurie. Le voisin, à me regarder greffer les rosiers, il m’avait prêté son jardin.»

Fille d’un commerçant de Trpinja, un bourg agricole à une dizaine de kilomètres, elle s’est installée dans sa maison au printemps 1932 pour se rapprocher du Danube. Avec l’agrandissement de la ville, les rues se sont peuplées de maisons, populaires, coquettes, entourées de jardins. Son quartier surplombe légèrement la ville sur une collinette, entre la route de Sotin et le fleuve. Habité principalement de Croates, il a donc subi un bombardement plus acharné qu’ailleurs. Slaviça raconte : « Pendant trois mois, nous avons vécu à huit dans la cave, sans jamais penser à nous disputer.»

Ruines de Vukovar, 1992

Ruines de Vukovar, 1992

« Lorsque les bombes ont cessé, je suis restée encore trois jours enfermée dans la maison, de peur qu’on m’emmène. Puis un homme du tribunal militaire est entré pour me dire que je pouvais rester.» Les voisins étaient déjà partis, sans dire au revoir, sans qu’elle sache comment, sans rien emporter. Deux mois après, elle a pourtant revu la femme : « Un après-midi, j’ai entendu du bruit dans la maison, et je suis accourue avec des gâteaux. Elle était là, dans son salon, avec son manteau, qui regardait ce qu’elle pouvait emmener. On s’est embrassé, elle tremblait de peur. Je ne lui ai rien demandé sur eux, et depuis je n’ai plus eu de nouvelles. Mais je sais que, où qu’ils soient, ils seraient d’accord pour que je cultive leur jardin.» Elle ignore tout des autres voisins par ailleurs, sauf d’une femme, deux maisons plus bas, que son fils a reconnu plus tard à la télévision, et d’une autre, morte sous les obus. « Elle puisait de l’eau à notre puit. C’est tombé sur elle. S’il n’y avait pas le jardin, je me dirais qu’il aurait mieux valu que ça tombe sur moi.»

Dans sa rue, les maisons dévastées disparaissent sous des rosiers en fleurs retournés à la sauvagerie, sous des herbes immenses balancées par la brise, des salsepareilles roses et de clématites qui entrent par les portes et sortent par les toits. Les jacassements des pies signalent des cerisiers sur lesquels elles se gavent en compagnie de merles. Le grincement de grilles ou les carcasses de voitures ajoutent à la désolation. Dans cette rue, Slaviça vit désormais seule, en compagnie de chats pour éloigner les rats, une petite truie offerte par ses enfants avec laquelle elle fera la saucisse au sel et au gras pour l’hiver, avec ses poules. « Il y a bien un couple, deux routes plus bas, mais on ne se connaît pas.» Elle ajoute: « N’écrivez rien qui m’amène des ennuis. Mais je peux vous dire : c’est la politique qui a fait ce mal. Nous, nous vivions bien tranquilles à nous inviter les uns chez les autres à boire le café.»

Vukovar, 1991

Vukovar, 1991

Elle se souvient des «rues douces» de Vukovar, des bals les soirs de fêtes, des cuites des hommes les jours de noce : « Croyez que, ces jours-là, personne ne demandait la religion de personne.» De la Seconde Guerre mondiale : « On l’avait à peine senti à côté de celle-ci. » Ses plus beaux souvenirs flottent sur les eaux du fleuve. « Je faisais de la barque avec mon mari. Mon fils aimait camper l’été. Il pêchait, on se promenait. On regardait voguer les bateaux. Maintenant, tout est silencieux. Pourtant, le Danube, c’est plus beau que la mer. »

Slaviça continue de se rendre au bord de l’eau pour cueillir des fleurs jaunes de marais qu’elle fait macérer pour faire le jus délicieux de son « quatre heures ». Elle reçoit toujours la pension de 57 dinars par mois de son mari. Pas un instant elle n’a envisagé de s’installer dans une maison moins endommagée : « J’aurais trop de remords à ça. Tant pis s’il faut mettre les bassines les jours de pluie, ma maison est plus belle que tout.» Elle regarde à nouveau ses massifs de marguerites : « Voyez comme c’est curieux. Après le bombardement, je m’étais juré de ne plus planter de fleurs. J’ai recommencé sans m’en apercevoir.»

Si elle pouvait faire un voeu, ce serait que son petit-fils puisse revenir la voir. « Lui, il serait heureux ici. Un jour, après le bombardement il m’avait dit : Grand-mère, j’aime Vukovar jusque dans la moindre de ses ruines. Je pense comme lui, même si je ne suis pas sûre de ce qu’il a voulu dire.»

Elle souhaiterait aussi que la ville soit reconstruite mais n’y croit pas. « Pendant près de soixante ans, je l’ai vu grandir et fleurir. Tout ce temps pour arriver à cette grande misère. On a eu notre chance. C’est fini. Maintenant, on est oublié de tout.»

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J. Hatzfeld, Un papa de sang, Gallimard, août 2015

J. Hatzfeld, Un papa de sang, Gallimard, août 2015

Un papa de sang vient de paraître aux éditions Gallimard, un roman qui va à la rencontre des enfants nés après le génocide au Rwanda.

Auparavant, Jean Hatzfeld avait publié L’air de la guerre : sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, son premier récit paru en 1994.

D’autres récits ont paru par la suite :
La guerre au bord du fleuve, roman, Paris, L’Olivier, 1999.
Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais, Paris, Le Seuil, 2000.
Une saison de machettes, récits, Le Seuil, 2003.
La ligne de flottaison, roman, Le Seuil, 2005.
La stratégie des antilopes, récit, Le Seuil, 2007. Prix Médicis
Où en est la nuit, Gallimard, 2011.
Robert Mitchum ne revient pas, Gallimard, 2013.
Englebert des collines, Gallimard, 2014.

ORAGES, CHAPITRE TREIZE

Sonia Ristic, Orages, 2008

Sonia Ristic, Orages, 2008

En décembre il fait soleil à Istanbul. Tamara ne sort plus, les rues qu’elle explorait parce qu’elles menaient vers des quartiers inconnus ne l’attirent plus. Sonia Ristić écrit qu’elle tourne dans l’appartement d’Istanbul comme une bête. Des années avant, la mère de Tamara est morte d’un cancer à Belgrade. Pourtant c’est elle qui vient d’entrer dans le couloir, un foulard rouge dans les cheveux. Elle est venue parler à la plus jeune de ses filles. Lui dire qu’il suffit d’apprendre. « Le bonheur, comme tout le reste. Ça s’apprend. »

Il y a des voyages dans ce livre, des traversées de l’Europe en stop ou bien en bus. De Paris à Budapest, de Budapest à Belgrade, de Belgrade à Sofia… Le dernier voyage se fera vers Belgrade, pour vendre la forêt reçue en héritage pendant la guerre de Bosnie. « Pourtant, je l’ai trouvé beau, Belgrade. Même mutilé, gardant encore les cicatrices causées par les frappes de l’Otan. » Pour Tamara c’est le voyage des retrouvailles, la première vraie rencontre avec ses deux neveux, déjà adolescents.  Et le retour du père, qui avait quitté Belgrade, ses deux filles et leur mère pour une autre vie. C’est aussi le voyage jusqu’à la tombe de sa mère, avec l’envie de rire au milieu du cimetière, pour affronter la pluie à l’abri d’un caveau, « dégueulis de dorure et de marbre ».

Au milieu du livre il y a l’histoire de Jovan. Elle ne fait qu’un chapitre, le treizième, mais « c’est une histoire qui a besoin de trois langues au moins, pour être racontée ». La langue romani, parce que Jovan appartient au peuple rom, la langue serbe qui est la langue maternelle de Tamara, et la langue française dans laquelle Sonia Ristić a écrit Orages. « La famille de Jovan s’est sédentarisée quelque part en Voïvodine. Il n’est pas trop allé à l’école, mais il sait lire, écrire, compter. Depuis tout petit, Jovan aimait les voitures, alors vers douze ans, un mécanicien l’a pris comme apprenti et lui a transmis le métier. À dix-huit ans, Jovan a fait son service militaire dans l’armée fédérale. Il n’y a pas trouvé des amis pour la vie, comme le veut la coutume. Il était le seul Rom de son unité et chez nous, on ne se mélangeait jamais trop avec ces gens-là. S’il avait été musicien, ç’aurait été différent. A l’armée, il a continué à faire de la mécanique et ça, c’était bien. Puis il s’est marié, avec une jeune fille rom. Ils sont partis s’installer dans un village à la frontière hongroise. Jovan a pu bénéficier des derniers crédits à taux zéro de la Yougoslavie autogestionnaire et il a ainsi monté son affaire. Ils ont construit une petite maison à côté du garage. Jovan et Elma étaient les seuls Tziganes du village, mais Jovan était aussi le seul mécanicien et les affaires marchaient bien. Il ne réparait pas seulement les voitures, mais aussi les tracteurs et autres machines agricoles. Elma faisait des ménages. Ils ont eu des enfants, quatre fils et trois filles. Ils les ont envoyés à l’école, les uns après les autres. Puis il y a eu la guerre, toute proche, en Slavonie. Nuit et jour, la petite maison de Jovan et Elma tremble, les avions de l’armée fédérale volent bas, bombardent puis reviennent. Trois mois. »

Sonia Ristic, Orages, 2008

Sonia Ristic, Orages, 2008

Jovan raconte la venue des réfugiés. Des Serbes qui apprennent alors à vivre comme des Tziganes. Vukovar est tombé et les milices serbes, menées par Vojislav Seselj et Arkan commencent leur travail d’assassins. « Les eaux du fleuve sont rouges » quand Jovan est enrôlé à son tour. Mais il se trompe en pensant qu’il sera de nouveau mécanicien : « Son unité est spéciale, effectivement. Ils sont une vingtaine, tous Roms. Pas la trace du moindre gadjo. Pas d’uniformes militaires pour eux, pas d’insignes, mais des tenues noires de ramoneurs. Et des pelles. Ce qui suit, Jovan n’arrive pas à le raconter. Jovan dit : « Ce n’étaient pas juste les bombardements, ils étaient égorgés. » Jovan dit : « Des enfants, beaucoup d’enfants, des femmes, des femmes enceintes, des vieux. » Jovan dit : « Des tout petits, des bébés, empalés. » Il dit aussi que les soldats surveillaient de loin, et qu’ils leur ont demandé de bien fouiller les corps pour récupérer les bijoux. Et que les médailles et les croix étaient aussi bien orthodoxes que catholiques. »

« Après Vukovar, Jovan a pété un boulon. Il ne se souvient plus trop. Il sait juste qu’il s’est retrouvé en psychiatrie, à Belgrade, en camisole chimique. Ça a duré quelques semaines, un mois ou deux peut-être. Puis, on l’a démobilisé et mis à la porte. » (…)

« Il ne pouvait pas rentrer chez lui, n’avait pas la force de retrouver sa famille. Qu’est-ce qu’il a fait, combien de temps, il ne s’en souvient pas plus. Il a erré dans les campements roms de la périphérie de Belgrade, mendié, bu. Quelques mois supplémentaires ont dû s’écouler avant qu’il ne trouve le courage de retourner chez lui. Sa famille n’était plus là. Dans leur maison, des réfugiés s’étaient installés, ainsi que dans le garage. Ils lui ont dit que cette maison avait été abandonnée. Les maisons abandonnées étaient réquisitionnées par les services municipaux et attribuées aux familles déplacées. Personne ne semblait savoir où était sa femme et ses enfants. On lui a juste dit qu’ils étaient partis. Qu’un jour, ils avaient disparu. Alors, Jovan a de nouveau erré, mendié, bu. Il a quadrillé la Serbie à la recherche de quelqu’un qui saurait lui dire ce qui est arrivé à sa famille. Il est retourné dans les campements de Belgrade, dans les communautés de Roms où la solidarité permettait encore de survivre. Parfois, il avait même du travail. Il creusait des tombes. »

A force d’errer, Jovan retrouve son fils aîné et apprend ce qui est arrivé aux siens : « Elma a cru qu’il était mort, elle a pris les enfants et elle est partie. Ils ont rencontré des Roms de Bosnie qui se dirigeaient vers la Suède, où ils avaient entendu dire qu’il y avait des camps de réfugiés qui accueillaient les Tziganes. »

L’histoire de Jovan ne fait même pas une dizaine de pages au milieu du roman, mais elle me rappelle tant d’autres histoires, celles d’amis roms croisés au Kosovo ou en Bosnie, celle d’autres Roms qui vivent ici, à Arles ou à Marseille et qui ont fui la Roumanie, la Bulgarie ou la Macédoine sans trouver ici autre chose qu’une incompréhension haineuse, les acculant à survivre de squats en campements, sans cesse chassés par la police et les élus.

IMG_6925[1]Le roman de Sonia Ristić raconte ces vies qui font l’Europe à travers ses frontières. Juste après la page de titre, une note de l’auteur précède le roman :

« J’écris de l’exil. J’ai quitté Belgrade il y a plus de quinze ans et je n’y suis retournée qu’une fois, très brièvement, en hiver 1995, pour me rendre compte que ce n’était plus ma ville, que j’y étais désormais étrangère. Le Belgrade dont je parle ici n’est pas tout à fait vrai. Je ne prétends pas témoigner. Ces images me sont personnelles, forcément subjectives et partiales. Ce ne sont que mes impressions, mon rêve-cauchemar de Belgrade. Que ceux qui inévitablement n’y reconnaîtront pas leur ville me pardonnent ; c’est la mienne que je fais vivre ici. Cette ville fantasmée avec laquelle j’entretiens des rapports complexes, ambigus, tissés de nostalgies, de deuils impossibles et de culpabilités dont tout exilé encombre ses bagages. »

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  • Sonia Ristić,  Orages. Actes Sud Junior, 2008. Orages a été adapté par Sonia Ristić, et créé à La Cartonnerie de Reims par la compagnie Seulement pour les fous, dans une mise en scène de V. Vellard, dans le cadre de Reims Scènes d’Europe, en décembre 2009. Reprises à la Médiathèque Louis Aragon à Colombes en décembre 2010, et à la Maison d’Arrêt des Femmes de Fresnes en février 2011.

Si Otages est le premier roman qu’a publié Sonia Ristić, elle est aussi l’auteur de Lettres de Beyrouth, Chroniques chez Lansman Editeur en 2012, et de plusieurs pièces de théâtre :

  • Migrants, Ed.Lansman/TARMAC, 2013
  • L’Enfance dans un seau percé, éditions Lansman, février 2011.
  • Quatorze minutes de danse, texte et mise en scène de l’auteur. Création au Tarmac à Paris, du 28 avril au 9 mai 2009.
  • Le temps qu’il fera demain, texte et mise en scène de l’auteur,Théâtre de Verre, Paris, novembre, décembre 2003.
  • Sniper avenue, théâtre, 2005. Mise en scène par Magali Léris du 7 au 18 octobre 2008 au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Sniper Avenue, Le temps qu’il fera demain et Quatorze minutes de danse ont été éditées dans un même ouvrage par les Editions Espace d’un instant / Maison d’Europe et d’Orient, avec une préface de François Rancillac.
  • Le Phare, Editions Lansman/collection Tarmac, 2010. Lectures au Tarmac de la Villette et à la Maison d’Arrêt de la Santé à Paris.
  • Là-bas / Ici, Editions de la Gare, 2008. Mise en scène de Là-bas par Catherine Boskowitz, Le Bocal de Printemps, Gare au Théâtre, mai 2007.
  • L’histoire de la Princesse, 2008, Inédit. Lecture lors de Bat la langue, le Mois des Auteurs au CDR de l’Océan Indien, avril 2007.
  • Faut faire ça bien (commande du Tarmac de la Villette). Mis en lecture par L. Achour, Tarmac de la Villette, mars 2010.

Des liens autour des écrits de Sonia Ristic :