Avant de reprendre la route

Zibeline

Zibeline sous la neige à Sakhaline

Avant de reprendre la route, je continue de chercher le sud à travers un passage au milieu des immeubles, en descendant les rues jusqu’au fleuve que je longe, maintenant, en direction du pont Haudaudine. Le voyage commence en traversant ce bras de la Loire, ses eaux souvent boueuses et tourmentées en contrebas, là où Steve s’est noyé dans la première nuit du dernier été. Impossible d’oublier quand sur les murs de Nantes, la question revient partout sur les stickers et les affiches : Justice pour Steve ?, écrit en lettres noires reconnaissables au tout premier coup d’œil. Je roule jusqu’au sud de l’île de Nantes, jusqu’à la route qui traverse la Sèvre pour aller vers Niort et la Vendée. En gardant bien le cap, on peut rouler jusqu’à Gênes en un jour et une nuit, atteindre le sud du lac Majeur avant les rives du Pô si on peut garder les yeux ouverts assez longtemps, avant de bifurquer vers l’Est jusqu’à Padoue, de continuer encore jusqu’à Pirane en Slovénie pour longer le rivage avec Sarajevo en ligne de mire, irrespirable en hiver et prise d’assaut par les milliers de réfugiés qui campent  là-bas sous la neige des collines.

L'aéroport de Sarajevo sous la neige, pendant les bombardements

L’aéroport de Sarajevo sous la neige, pendant les bombardements en 1993

On sait que la mort est partout. Impossible d’oublier celle de Steve sur l’île de Nantes, ni la nuit de terreur qui l’a poussé à chuter dans le fleuve avec d’autres, leurs poumons déjà brûlés au gaz toxique que les grenades avaient répandu quai Wilson, pendant qu’aboyaient les chiens de la police qui, elle, n’arrêtait pas de frapper les danseurs. Est-ce qu’on pourra encore  s’enfuir et rouler vers Skopje si demain, on n’arrive pas à oublier comment des hommes en armes ont poussé à la noyade un jeune homme désarmé ? Tous seraient payés à la fin du mois de juin. L’un après l’autre pourraient s’en aller en vacances pour essayer d’oublier le travail qu’ils venaient d’accomplir. Impossible, non. Impossible d’oublier. On sait qu’un peu plus loin vers le sud, il y a encore Thessalonique et la mer sous les drones que la police utilise pour surveiller l’arrivage des navires.

Nuit d'hommage à Steve, huit mois après l'assassinat. Nantes, le 21 février 2020.

Nuit d’hommage à Steve, huit mois après l’assassinat. Nantes, le 21 février 2020.

C’est la dernière étape avant d’aller se perdre dans Istanbul avec en tête la dernière nuit dans l’existence de Steve. Les noms des villes me font de plus en plus imaginer d’interminables itinéraires, des cheminements à travers la poussière et la boue pour atteindre le premier point de passage vers l’Asie, à travers le Bosphore que les aigles franchissent en avril, suivis par des milliers de cigognes blanches .  Ensuite il y a l’Anatolie où je veux me perdre, oublier mon chemin, les blessures et la mort que répandent les forces de police à l’intérieur de mon pays. C’est là que se tiennent les terres kurdes, encore des villes de la couleur du sable et des poussières ramenées du désert qui les cerne. Gaziantep, Diyarbakir et Cizre jusqu’à Mossoul et Erbil, de l’autre côté de la frontière irakienne. Encore plus loin. Personne n’a jamais vu de zibeline dans la neige à Erbil.

Construction d'un hôpital à Qayyarah, Irak, 2017

Construction d’un hôpital à Qayyarah, Irak, 2017

Avant la fin de l’hiver en Europe, la fin d’un an de deuil je veux prendre le premier bus vers le Tigre, le fleuve immense qu’on traverse à Qayyarah juste avant de rouler jusqu’aux faubourgs d’al-Hadr, le nom d’une ville qui veut dire l’enclos du soleil en langue araméenne, le nom d’un temple voué au dieu šmš dans l’ancienne Assyrie.  Il faut traverser les terres du royaume d’Adiabène, devenues sables d’un désert à perte de vue,  si l’on espère encore atteindre l’immensité des méditerranées devenues pires qu’une frontière où l’on vient pour sombrer, vies perdues dans l’ouverture maximale vers le ciel, lumière cinglante pour aveugler les yeux déjà brûlés des naufragés. S’aveugler au milieu du désert, sous le ciel d’un Irak où la paix ne vient pas. Juste avant de mourir, Mathieu Riboulet écrivait ce qu’il avait appris des tueries dans Paris, dans les onze mois qui séparèrent l’attentat contre Charlie Hebdo de la fusillade du Bataclan : «Ce qui m’a été arraché de part et d’autre, et dans une violence psychique et symbolique dont je n’avais pas connu d’équivalent jusqu’ici, c’est cette croyance insensée que les hommes pourraient être frères, l’Histoire autre chose qu’un champ de bataille, et que nous sommes là pour vivre plutôt que pour mourir – des lieux communs, à tous les sens du terme.» 

Mathieu Riboulet, «Nous sommes là loin de Thèbes et je suis épuisé» © photo Michèle Delpy

Mathieu Riboulet, «Nous sommes là loin de Thèbes et je suis épuisé» © photo Michèle Delpy

Mathieu Riboulet est mort il y a déjà deux ans et deux semaines, le 5 février 2018. Steve Maia Caniço est mort dans la nuit du 21 juin 2019 de l’acharnement des policiers, emporté par les eaux de la Loire d’où son corps ne sera ramené en surface qu’un mois et une semaine après, le 29 juillet.  L’autopsie n’a pas permis de dire si Steve a succombé sous les coups reçus, juste avant de sombrer. Son corps était trop abîmé mais les agents de police ont reçu leur paye comme d’habitude, ils ont profité de l’été pour prendre le soleil et continuer de parler à leurs enfants comme s’ils n’avaient jamais pris part à la mise à mort d’un jeune homme, celui qui dansait comme un fou bienheureux dans la nuit.

Peinture de Ceija stojka

Peinture de Ceija Stojka qui nous manque, dans l’hiver 2011.

À l’Est de Qayyarah, on peut essayer d’avancer à travers le désert, affronter le silence et repenser à cette croyance insensée qui a été arrachée à Mathieu Riboulet, «que les hommes pourraient être frères, l’Histoire autre chose qu’un champ de bataille, et que nous sommes là pour vivre plutôt que pour mourir».  C’est là qu’on peut reprendre des forces et essayer d’écrire la tragédie qui a commencé plus à l’est, de l’autre côté de la frontière séparant l’Irak de la Syrie en guerre. Une guerre qui commença par une révolution pacifique, il y a presque neuf ans, avant que le  président de la République arabe syrienne ne fasse tirer sur son peuple à Deraa, dans le sud du pays. C’était le 18 mars 2011.  En sortant de la mosquée Omari, juste après la grande prière du vendredi, quatre manifestants furent tués parmi les milliers qui réclamaient des réformes.

Peinture de Ceija Stojka

Peinture de Ceija Stojka

Pendant neuf années, les massacres n’ont pas cessé en Syrie, pour aboutir en février 2020 à un drame humanitaire d’une ampleur aggravée. Pourtant, plusieurs observateurs ont essayé de nous alerter sur la catastrophe qui s’annonce. Que ce soit Raphaël Pitti, un médecin anesthésiste spécialisé dans la médecine de guerre,  Firas Kontar, un juriste syrien réfugié en France ou Rami Abdurrahman, qui dirige depuis Coventry, en Angleterre, l’Observatoire syrien des droits de l’homme, tous essaient de briser l’indifférence occidentale pour alerter sur le sort des populations civiles à Idlib, bombardées par l’aviation russe, prises en étau entre les armées turque et syrienne : plus de trois millions de Syriens ont trouvé refuge à Idlib, pris au piège à l’intérieur d’une situation humanitaire catastrophique.  Pas un seul jour en février sans que les bombes russes n’y répandent la mort, en prenant d’abord pour cibles écoles et hôpitaux pour mieux terroriser les survivants. Accablé, Riboulet avait trouvé les mots juste avant de mourir : «des milliers de cadavres et, témoins épuisés par trois années d’exactions, d’intimidation et de violence plus ou moins raffinée, des survivants terrorisés. Joli tableau.»

Ceija Stojka, dessin sans titre, 2013.

Ceija Stojka, dessin sans titre, 2013.

En partant de l’île de Nantes ou du port de Gênes, en roulant jour et nuit jusqu’au Bosphore, puis à travers le désert en Irak, marcher-parler-écrire pour essayer d’approcher l’Autre, en tentant d’inventer une histoire de routes qui se rejoignent, de frontières qu’on contredit, de montagnes devenues un refuge dans l’hiver des exils, c’est la seule chose que je puisse faire pour évoquer la mort de mes frères à Idlib, ordonnée par quatre criminels que ni l’ONU, ni les peuples du Moyen-Orient ne réussiront à contrer.  Je pense encore aux mots de Ceija Stojka qui m’ont toujours paru définitifs face aux crimes annoncés par Raphaël Pitti, Firas Kontar ou Rami Abdurrahman : «Si le monde ne change pas maintenant, si le monde n’ouvre pas ses portes et fenêtres, s’il ne construit pas la paix – une paix véritable – de sorte que mes arrière-petits-enfants aient une chance de vivre dans ce monde, alors je suis incapable d’expliquer pourquoi j’ai survécu à Auschwitz, Bergen-Belsen, et Ravensbrück.» 

Camp de réfugiés sous la neige à Idlib, février 2020.

Camp de réfugiés sous la neige à Idlib, février 2020.

Et si nous racontons la mort des réfugiés à Idlib, nous devons aussi écrire les noms des assassins : celui de Vladimir Poutine, pour commencer par le plus éloigné.  3145 kilomètres séparent les murailles d’Idlib de celles du Kremlin, à Moscou. Comme il s’agit bien d’un quatuor de chefs d’État acharnés à répandre la mort par les armes, il faut citer Bachar al-Assad, Hassan Rohani et Recep Tayyip Erdoğan, en ajoutant qu’ils n’ont rien apporté à leurs peuples qu’une odeur de cadavres au-delà des frontières. Gouvernants élus par la force, ils sont pire encore que la mort qu’ils répandent en Syrie. Nous ne fermerons pas les yeux, Ceija, et le monde doit changer maintenant si nous avons encore la force d’en écrire les tueries, qu’elles soient policières ou militaires. Nous avons appris la loi des massacres qui s’écrivait à Auschwitz et à travers la Kolyma, qui s’est répétée des banlieues de Kigali à travers tout le pays des mille collines pour s’annoncer maintenant à Idlib, devenu le nouvel épicentre de la mort sur la terre.  Nous apprendrons maintenant à combattre les lois des assassins, chaque fois qu’on écrira seul contre la mort à Idlib.

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♦ Les citations de Mathieu Riboulet proviennent de son livre posthume, Les Portes de Thèbes, Éclats de l’année deux mille quinze, paru aux éditions Verdier en janvier 2020.

L’homme à la couverture

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C’est d’abord une silhouette humaine, un homme en marche sur un boulevard d’Istanbul, loin devant moi qui regarde. Je l’aperçois qui traverse en boitant l’avenue Ragip Gümüşpala, à l’angle du pont Atatürk.

IMG_6029Sur ses épaules, malgré le plein soleil de mars, une épaisse couverture comme celle des réfugiés et c’est la première chose à laquelle je pense : un homme venu se réfugier dans la ville.

Seul, l’homme à la couverture remonte le boulevard Atatürk en direction du parc Saraçhane. Et quand il croise une poubelle, tous les cent mètres, il en soulève le couvercle pour y chercher de quoi dévorer. Il marche vite, comme si c’était une faim immense qui le poussait jusqu’au prochain gisement de nourriture.
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Il en extrait des bouts de biscuits, un fruit qu’un enfant n’a pas voulu finir, la moitié d’un épis de maïs grillé dont il arrache les derniers grains en reprenant sa marche.

En passant à sa hauteur, je croise son regard et le salue avec la main sur le cœur, en inclinant un peu la tête.

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Ce double geste que font les musulmans. J’ai à peine le temps d’apercevoir sa main sale qui tient la couverture, son visage où se lit la fatigue et ses yeux noirs qui m’interrogent.

J’ai un livre à la main, il me demande de lui montrer la couverture. C’est un recueil de Lawrence Ferlinghetti. À l’intérieur il y a une phrase pour lui, que je tente de lui traduire en anglais. Ne crois surtout pas que la poésie ne serve à rien dans les époques sombres.

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IMG_6038 L’homme à la couverture me sourit en écartant les deux mains, les paumes tournées vers moi. La couverture glisse un peu de ses épaules, dessous il porte une chemise déchirée. Son sourire est devenu une simple question, Why ?

Je ne sais pas quelle langue il peut parler, j’essaie de deviner. L’arabe peut-être ou le farsi, difficile à partir d’un visage. Ou bien l’ourdou, s’il vient du Pakistan. Sa peau est sombre mais l’anglais, il a compris d’emblée, il veut savoir si je suis un poète.

Non, j’écris seulement des histoires, pas des poèmes. Mais j’ai besoin de ceux de Mandelstam ou d’Antonin Artaud, alors j’essaie de les apprendre par cœur quand je marche dans une ville comme Istanbul. Les boulevards sont des supports mnémotechniques, une manière d’explorer des zones inconnues à l’intérieur de ma propre mémoire.

Khairallah est arrivé d’Irak il y a bientôt deux ans. Il dort sous l’arche d’un ancien viaduc construit en briques, avec quatre autres Irakiens rencontrés à l’intérieur d’un camp où ils n’avaient rien à manger. Ils sont venus ensemble tenter leur chance à Istanbul, pour essayer de gagner un peu d’argent, passer en Bulgarie et continuer vers les pays scandinaves.
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Khairallah, lui, veut bifurquer vers Moscou, parce qu’à l’université d’Erbil, il a étudié la langue russe. On ne peut plus vivre en Irak, impossible d’imaginer sa vie avec une femme et des enfants. Tout est cassé et il n’y avait plus d’eau. Il fallait beaucoup d’argent pour boire un peu d’eau et pouvoir se laver. On partage un thé, accroupis autour d’un réchaud pour se raconter Istanbul quand la nuit va tomber. Je cherche mes mots en anglais, je veux lui dire quelque chose de difficile à traduire. J’ai oublié le verbe trahir.

— Khairallah, si toi tu es d’accord, je veux raconter ton histoire. Ton chemin d’Erbil à Istanbul, et ton chemin à partir de demain, à travers des frontières qui ne sont pas faciles. Je veux raconter ça et c’est difficile, pour moi, de trouver des mots qui ne vont pas te trahir. Je veux savoir pourquoi tes pieds semblent blessés à ce point, que tu sembles marcher sur des braises.

— Khairallah ! Je veux savoir d’où venait ta famille, et que tu me parles aussi de celle que tu aimais à Erbil, de ce qu’elle étudiait, de vos conversations quand vous avez décidé de traverser la frontière. Je veux comprendre pourquoi elle est morte, parce que je n’ai pas osé te demander tout à l’heure.

Khairallah rajoute de l’eau bouillante à l’intérieur d’une petite théière en alu. Lui aussi cherche ses mots en anglais. Les gestes nécessaires à la préparation du thé semblent l’aider à rassembler ses phrases et j’attends en silence, en regardant ses mains abimées elles aussi, sûrement douloureuses. Les premiers mots sont pour me dire qu’il veut me parler de Zohra. Devant lui, j’ai ouvert mon cahier rouge sur le sol. Je veux noter les phrases qu’il va me dire.

En contrebas du viaduc, des deux côtés circulent des camions et des voitures dont les moteurs couvrent nos voix quand les feux passent au vert. Je n’ai pas compris les premiers mots. Je lui demande de répéter. Zohra allait avoir 23 ans, dit Khairallah. Elle était chiite, issue d’une grande tribu du sud qui s’était réfugiée au Koweit. Sa famille était ennemie de l’Etat. Les pères étaient en prison.

Je pense aux récits qu’Asli Erdogan a pu écrire sur les réfugiés en Turquie, aux thés partagés dans les camps du sud-est, près des frontières syriennes et irakiennes. J’ai du mal à écrire, comme si j’étais venu l’histoire de Zohra, malade d’avoir bu une eau croupie pendant qu’ils se cachaient dans les décombres d’un entrepôt bombardé. 

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