Le sourire de Nuriye et la mort du tyran

En hiver, pendant les jours de neige de 1984, un loup était entré dans Istanbul. Il venait seul et affamé, surgi d’une forêt primaire qui s’étendait jusqu’aux portes de la ville. La bête a fait la Une des journaux, cherchant sa nourriture dans les rues de Şişli avant d’être abattue au fusil-mitrailleur, dans ce quartier où l’État a fait construire trente ans plus tard un palais de justice pharaonique, tout près des Trump towers qui sont encore un autre symbole de morgue et d’arrogance. C’est dans ce palais de justice que seront jugés, le lundi 19 juin 2017, Ahmet et Mehmet Altan. Le procureur d’Istanbul a requis contre chacun des deux frères la perpétuité multipliée par trois. Jeudi 22 juin, ce sera au tour d’Aslı Erdoğan de comparaître devant ses juges, quatrième audience d’un procès qui s’avère déjà interminable.

Les dieux de la littérature sont en colère : Ahmet Altan et Aslı Erdoğan sont deux immenses écrivains de langue turque, accusés l’un et l’autre d’avoir écrit dans les journaux des articles sans concession, incroyablement courageux tous les deux, au point de prendre inlassablement la défense des peuples et des minorités massacrés par l’État-AKP. Mais Ahmet Altan et Aslı Erdoğan étaient et demeurent aussi deux journalistes insoumis, attachés aux droits de l’homme comme pouvaient l’être Vaclav Havel et Anna Politkovskaïa, d’une manière à la fois intransigeante et joyeuse. Et si je parle de joie, c’est parce qu’il faut aussi une joie démesurée pour affronter la mort quand elle devient un principe politique, une obsession gouvernementale capable de rendre malade tout l’appareil d’ État. Par chance, leurs romans à tous les deux sont traduits en français, qui racontent des mondes très éloignés l’un de l’autre, avec deux écritures aussi divergentes que possible, mais d’une intensité humaine et d’une puissance narrative qu’on ne croise pas souvent, même dans une vie de lecteur affamé comme ce loup dans la neige.

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Nuriye Gülmen

Pourtant, c’est un autre visage qui plane sur ces procès. Un visage irradié par une joie différente, plus difficile encore à comprendre. Une joie hors des limites humaines que nous connaissons tous. Et un visage devenu maintenant une icône en Turquie, celui d’une jeune chercheuse en littérature comparée qui s’est révoltée, elle aussi, contre le principe politique de la mort systématique, la mort infligée par l’appareil d’État turc à tous ceux qui continuent d’en contester l’iniquité et la violence. Ce visage et cette joie portent le nom de Nuriye Gülmen et j’ai tenté plusieurs fois de raconter son histoire, l’histoire démesurée d’une femme qui a acquis maintenant la stature d’un Gandhi ou d’un Mandela. Aujourd’hui, Nuriye en est à son 104 ème jour de grève de la faim, emprisonnée depuis mai comme son compagnon de lutte, Semih Özakça, un instituteur que son métier passionne au point de risquer sa vie lui aussi, pour continuer de l’exercer. Tous les deux, ils iront jusqu’au bout de leur combat pour la justice, préférant mourir plutôt que de renoncer à leurs droits. Leur courage est un enseignement d’une valeur irremplaçable, et chaque lettre que Nuriye a pu écrire depuis sa cellule est une leçon d’humanité simple et joyeuse.

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Lettre et dessin de Nuriye Gülmen

Mais Nuriye a eu un premier malaise cardiaque cette semaine. Elle n’arrive plus à marcher et son état de santé a déjà subi des séquelles irréversibles. Dans son palais, le bourreau qui se prend pour un président de la République de Turquie a d’ores et déjà pris l’apparence d’une ordure sanguinaire, qui laisse mourir deux jeunes passionnés par leur métier plutôt que d’en faire des héros nationaux et de revenir sur ces milliers de limogeages qui ont saigné le pays.

Mais ce que disent les rues d’Istanbul, c’est que le jour où Nuriye va mourir, la révolte prendra feu dans les villes de Turquie et qu’il y aura à nouveau d’autres morts, comme pendant l’occupation du parc Gezi en 2013. Peut-être que le tueur d’Ankara attend ce jour lui aussi. Depuis qu’il a réussi à perdre son référendum truqué en avril, il sait qu’il n’a pas d’autre avenir que sa destitution par un peuple en colère. Comme autrefois Ceaucescu ou Honeker. C’est vrai, il faudra au moins une guerre civile pour déchoir le nouveau sultan d’Ankara, mais nous serons des millions à danser sur sa tombe.

Non, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence

aslierdogan_yeniozgurpolitika_24551Chaque jour depuis septembre, plusieurs écrivains turcs se tiennent debout face à la prison pour femmes d’Istanbul. Solidaires, ils protestent contre l’emprisonnement d’Asli Erdoğan, l’auteur du Bâtiment de pierre. Jeudi dernier, les procureurs turcs ont réclamé la prison à vie pour la romancière qui, à 49 ans, n’a jamais commis d’autre crime que d’écrire dans une presse favorable aux revendications du peuple kurde.

livre-le-batiment-de-pierre-asli-erdoganL’acte d’accusation reprend la pauvre rhétorique d’un État qui en a terminé avec la démocratie, en reprochant à la romancière d’être «membre d’une organisation terroriste armée», d’«atteinte à l’unité de l’État et à l’intégrité territoriale du pays» et de «propagande en faveur d’une organisation terroriste». Alors j’ai commencé à lire ses livres. Je voulais comprendre qui était cette femme emprisonnée. L’écriture du Bâtiment de pierre m’a vraiment impressionné. L’incroyable sensibilité d’Aslı Erdoğan éclate à chaque page, sombre et sans cesse inventive, tout en racontant l’inhumaine machinerie du système carcéral turc dont elle subit aujourd’hui la violence.

Les livres d’Aslı Erdoğan consolident une intuition qui ne m’a pas quitté depuis bien des années : dans le combat contre l’inhumanité politique, les écrits de quelques femmes sont devenus le cœur vivant de la seule résistance qui reste viable et crédible. Sans leurs écrits, il nous est impossible de comprendre la violence démesurée qui s’institutionnalise sous nos yeux, un peu partout à travers les continents. Les livres d’Arundhati Roy, de Taslima Nasreen, d’Anna Politkovskaïa, de Rhéa Galanaki en Grèce ou d’Aslı Erdoğan en Turquie sont des outils indispensables et percutants pour ceux qui veulent encore contrer un processus où la vie humaine est réduite à une soumission absolue.

Les écrivains turcs l’ont compris, qui refusent d’accepter qu’on réduise au silence la voix si belle, si nécessaire de l’une des leurs. Nous devons les rejoindre. Nous devons manifester devant les ambassades turques, rejoindre les forces démocratiques des turcs en exil, rallier la diaspora kurde qui manifeste depuis tant d’années dans les capitales d’une Europe sourde et aveugle. C’est notre humanité qui est en jeu. Si nous pensons vraiment que la littérature est le dernier rempart face à la violence politique qui se déploie sous nos yeux, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence.

Maintenant nous sommes des survivants

Anna Politkovskaïa

Anna Politkovskaïa

Depuis dix ans, nous avons survécu à l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, la journaliste de Novaïa Gazeta qui enquêtait sur les violences de l’armée russe en Tchétchénie. Que signifie pour nous survivre ? C’est la question que posait Nina Berberova après avoir fui la Russie :

« Que signifait pour nous « survivre » à ce moment-là ? Etait-ce un problème physique ou moral ? Pouvions-nous prévoir la mort de Mandelstam, celle de Kliouïev, le suicide d’Essenine et celui de Maïakovski, la politique littéraire du Parti visant à anéantir deux, sinon trois générations d’écrivains, le silence d’Akhmatova qui durerait vingt ans, les poursuites contre Pasternak, la fin de Gorki ? »

Il y a dix ans, pouvions-nous seulement prévoir la mort de Natalia Estemirova, l’amie et la « fixeuse » de Politkovskaïa à Grozny ? Oui, nous pouvions. Jusqu’au jour de son enlèvement, le 15 juillet 2009, elle vivait en connaissance de cause et continuait son travail d’irréductible dans un pays dévasté par la peur. Obstinée, Natalia Estemirova poursuivait son engagement à Mémorial contre cette peur qu’elle refusait.

Pavel Cheremet

Pavel Cheremet

Ensuite sont venus d’autres assassinats de journalistes et d’opposants. Tant d’autres, jusqu’à l’assassinat de Pavel Cheremet cet été, dans l’explosion de sa voiture à Kiev, où il venait de s’exiler. Nina Berberova avait raison, nous sommes des survivants. Nous écrivons les noms de ceux qui ont été tués, pour ne pas oublier et continuer de dénoncer, enquêter, accuser tout en imaginant un autre destin aux peuples de Russie.

russie-babourova-markelov_418674Anastasia Babourova et Stanislav Markelov enquêtent eux aussi pour Novaïa Gazeta. Ils marchent en plein jour dans Moscou quand ils sont assassinés au milieu d’une avenue, le 19 janvier 2009. Boris Nemstov vient d’annoncer la publication d’un rapport sur la guerre en Ukraine, quand il est abattu près de la place rouge, le 27 février 2015.

Khadjimourad Kamalov

Khadjimourad Kamalov

Beaucoup d’autres morts vont s’ajouter en dix ans. Sergueï Magnitski, un avocat décédé en prison après onze mois de détention sans inculpation, le 16 novembre 2009. Deux ans plus tard, au Daghestan, le journaliste indépendant Khadjimourad Kamalov était tué par balles à Makhatchkala, le 15 décembre 2011. A 46 ans, il avait fondé l’hebdomadaire Tchernovik et dirigeait la société d’édition Svoboda Sloba (Liberté de parole). Cinq ans après, l’enquête sur son assasinat n’a jamais abouti. Le 9 juillet 2013, Akhmednabi Akhmednabiev, rédacteur en chef adjoint du journal Novoe Delo est abattu de plusieurs balles près de chez lui, à Semender, toujours au Daghestan, quelques jours après la parution d’un article où il critiquait le gouverneur de sa région. La liste est longue, elle peut sembler interminable mais nous n’avons pas le droit d’oublier un seul nom. Le 17 juin 2014, deux journalistes de la télévision russe, Igor Korneliouk et Anton Volochineo, sont tués à Lougansk, par un tir de mortier à la frontière russo-ukrainienne. Oleg Bouzina, un écrivain et journaliste ukrainien intervenant régulièrement dans les médias russes, a été tué le 16 avril 2015 à Kiev, dans l’entrée de son immeuble.

pereklichkaEt il y a pire encore : dans son éditorial du 19 mai 2015, le journal Grozny-Inform, le plus gros tirage en Tchétchénie, proche du pouvoir de Kadirov, a averti qu’Elena Milashina pourrait subir le même sort qu’Anna Politkovskaïa et Boris Nemstov. Comme si la terreur était devenue habituelle à Grozny. Sans oublier le cas de Vladimir Pribylovsky, l’auteur de plusieurs livres accusant Poutine, comme « La Corporation Poutine » ou « L’Âge des assassins », traducteur de Georges Orwell en russe, retrouvé mort dans la cuisine de son appartement à Moscou, le 12 janvier de cette année. Trois mois plus tard, à Saint-Pétersbourg, c’était Dmitri Tsilikin, journaliste critique d’art et de théâtre pour le journal Kommersant, qui était poignardé chez lui par un fanatique de Hitler. Plus récemment encore, c’est le journaliste ukrainien Roman Souschenko, correspondant de presse à Paris qui a été jeté en prison dès son arrivée à Moscou, le 30 septembre.

Autant d’assassinats, de menaces et d’intimidations qui peuvent expliquer la démission de la journaliste Galina Timchenko de son poste de rédacteur en chef du site d’info russe, Lenta.ru, en 2014. Avec une vingtaine de journalistes démissionnaires, elle s’est exilée à Riga pour créer Meduza, un nouveau site d’information russe vraiment indépendant, à l’abri de la petite République de Lettonie où l’équipe peut continuer son travail d’information en langue russe et, depuis 2015, en anglais. Des journalistes comme Ilya Azar, Daniil Turovsky et Ilya Zhegulev peuvent continuer leur travail d’investigation à l’abri des menaces du Kremlin. Eux aussi sont devenus des survivants.

Et nous qui écrivons leurs noms aujourd’hui, dix ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, nous sommes encore des survivants. Des survivants disséminés à travers plusieurs continents qui refusons l’amnésie, obligés d’inventer des rituels de mémoire pour conjurer d’autres massacres, pour réclamer l’emprisonnement des commanditaires, qu’ils soient généraux ou ministres. Et même s’ils étaient devenus président de la Fédération de Russie, peu importe, aujourd’hui leur place est en prison.

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Anna Politkovskaïa, journaliste dissidente

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Le visage d’Anna Politkovskaïa sur les murs d’Arles, en 2012.

Mercredi 5 octobre 2016, le Guardian publiait un récit de Lana Estemirova, la fille de Natalia Estemirova qui fut assassinée en Tchétchénie pour avoir travaillé avec Anna Politkovskaïa. La petite lumière de ce texte n’a pas cessé d’irradier les pensées noires qui restent liées au nom d’Anna Politkovskaïa. J’ai essayé de le traduire en français, pour qu’il résonne aussi ici.

Lana Estemirova a 22 ans, elle a grandi à Grozny, en Tchétchénie, et elle raconte le souvenir qu’elle a gardé d’Anna Politkovskaïa, de l’amitié qui la liait à sa mère, Natalia, assassinée elle aussi pour avoir défendu les victimes d’une guerre sale, qui n’est pas sans rappeler celle que mène l’armée russe aujourd’hui en Syrie.

Ma mère et Anna Politkovskaïa : deux femmes qui moururent pour que la vérité puisse exister

Par Lana Estemirova

C’était un jour d’octobre, les rues de Grozny étaient déjà trempées sous un pâle soleil d’automne. Ma mère et moi venions de terminer nos courses et de monter dans un bus bondé qui nous ramenait à la maison.

Le moteur venait à peine de démarrer que ma mère a répondu au téléphone. D’un seul coup, son visage est devenu très pâle. « Quoi ?», demandait-elle à voix basse. « Quand ?»  Et puis elle a crié au conducteur d’arrêter le bus pour nous laisser descendre. «Anna a été tuée», m’a-t-elle dit à voix basse. «Nous allons marcher jusqu’à la maison !»

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Natalia Estemirova

Ma mère, Natalia Estemirova, et la journaliste d’investigation Anna Politkovskaïa travaillaient ensemble depuis plusieurs années, et leurs liens professionnels avaient évolué en une profonde amitié. Ma mère travaillait pour Mémorial, une ONG  vouée à défendre les droits de l’homme, où elle rassemblait des preuves des violences d’État, tout en offrant une aide et des médicaments à ceux qui en avaient besoin. Ensemble, elles formaient une équipe de choc qui enquêtait sur les exactions les plus violentes de la guerre en Tchétchénie.

En général, Anna vivait à la maison quand elle venait à Grozny, la capitale tchétchène,  et j’étais jalouse si elle devait dormir ailleurs. Quand je pense à elle, je me souviens de la manière dont elle s’asseyait sur notre canapé, pour siroter son thé dans le petit appartement que louait ma mère. Grande et maigre, elle se tenait toujours bien droite. «Regarde comment tu devrais t’asseoir», me chuchotait ma mère quand je n’avais que neuf ans.

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Lana Estemirova

J’avais un peu peur d’elle : son attitude stricte empêchait mon impertinence habituelle et tant qu’elle demeurait avec nous, je restais tranquillement assise à lire, en écoutant de temps en temps leurs conversations au sujet des enlèvements et des tortures, des procès et des injustices du système judiciaire russe.

Le cas le plus emblématique auquel Anna et ma mère ont travaillé était l’enlèvement  et l’assassinat de Zelimkhan Mourdalov, un bon exemple du chaos inquiétant que les troupes russes faisaient régner pendant la première et la seconde guerre en Tchétchénie.

Mourdalov, âgé de 26 ans, a été enlevé par les forces russes le 3 Janvier 2001, alors qu’il marchait dans les rues de Grozny. Selon les déclarations des témoins, il a été battu et torturé par un lieutenant-chef des forces russes, Sergueï Lapine. Après cela, Mourdalov a été officiellement déclaré disparu.

En Tchétchénie, tout le monde sait ce qui arrive à ceux qui «disparaissent». Les parents désespérés du jeune homme ont passé des journées entières devant le bureau du procureur, en attente d’informations sur leur fils. S’il n’y avait pas eu Anna et ma mère, cette histoire aurait pu se terminer comme des centaines d’autres.

capture-decran-2015-03-12-a-11-37-55Grâce à leurs efforts et à ceux de l’avocat de Mourdalov, Stanislav Markelov, Lapine a été finalement jugé et condamné à dix ans de prison. Anna, Markelov et ma mère ont souvent rendu visite au père de Mourdalov, Astemir. Un homme accueillant, qui installait une table sur la terrasse pour mieux voir son magnifique jardin de roses. Même si leurs discussions demeuraient plutôt sombres, il y avait aussi de grands éclats de rire. L’humour était d’autant plus nécessaire que la situation semblait désespérée.

L’emprisonnement du lieutenant-chef Lapine était un vrai triomphe pour toute la Tchétchénie. Mais ce fut aussi une victoire amère. Anna n’a pas vécu assez longtemps pour assister au second procès de Lapine dans l’affaire Mourdalov, en 2007 : voilà bientôt dix ans, en Octobre 2006, qu’elle a été abattue dans l’entrée de son immeuble à Moscou.

Markelov, l’avocat de Mourdalov, a été tué trois ans après, le 19 Janvier 2009. Et quelques mois plus tard, le 15 Juillet, ma mère a été enlevée devant notre maison pour être tuée peu après. La famille Mourdalov a quitté la Tchétchénie pour demander l’asile politique en Europe.

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Natalia Estemirova

Ma mère me disait souvent que ça ne pouvait pas être pire, qu’à l’avenir ça ne pouvait qu’aller mieux. Cependant, quand Ramzan Kadyrov a pris le pouvoir en Tchétchénie, une nouvelle ère sanglante a commencé.

Anna avait eu raison de prédire que la Tchétchénie souffrirait énormément sous son règne. Sa première rencontre avec Kadyrov avait eu lieu en 2004, quand il avait été nommé vice-premier ministre à l’âge de 27 ans. Anna s’était préparée à l’interviewer, et ma mère avait insisté pour l’accompagner, pour des raisons de sécurité.

L’interview a eu lieu à Tsenteroi, le village de la famille Kadyrov, à environ une heure et demie de Grozny en voiture. J’avais seulement dix ans à l’époque, et je ne pouvais pas imaginer que ma mère et Anna allaient à une des rencontres les plus dangereuses de leur vie. Par contre, je me souviens parfaitement de la voix grave et préoccupée de ma mère m’expliquant que je devais rester chez nos voisins jusqu’à son retour.

Quelques mois plus tard, j’ai pu lire l’interview dans les pages de Novaïa Gazeta et à la fin de ma lecture, l’angoisse m’avait envahie. Anna avait magistralement décrit la personnalité de Kadyrov : son agressivité, sa volonté de dominer et, surtout, l’insécurité sous-jacente qu’on ressentait face à son mépris. Dorénavant, cet homme dangereux avait partie liée avec Anna – et donc avec ma mère. J’étais terrifiée, mais fière aussi. Je voulais devenir aussi courageuse qu’elles.

À douze ans, j’ai gagné un concours intitulé : «Mon futur métier». J’avais écrit que la mort d’Anna avait eu un tel impact sur moi que je voulais devenir journaliste moi aussi, qu’elle m’avait fait comprendre l’importance de dire la vérité, même si les autres faisaient tout pour l’étouffer. J’avais aussi écrit : «Un journaliste doit être intelligent, cultivé, brave et rebelle. Il ou elle doit avoir une grande imagination et un bon sens de l’humour, être un peu cynique tout en étant capable d’être rusé.»

Quiconque connaissait Anna serait d’accord avec l’idée qu’elle possédait ces qualités. Dix ans plus tard, je voudrais ajouter que c’est la compassion qui est nécessaire à un grand journaliste. Elle était la force motrice d’Anna, son super-pouvoir. C’est la compassion qui lui faisait passer des heures dans un froid glacial, pour distribuer de l’eau aux otages à Dubrovka. La compassion était la seule raison pour laquelle Anna a sauté dans le premier vol pour Beslan où des écoliers avaient été pris en otage, et où elle serait empoisonnée pendant le voyage en avion.

Elle a frappé à toutes les portes, affronté les politiciens corrompus, hurlé face à des militaires sans pitié. Elle a été féroce, puissante et obstinée. Jusqu’à la fin, Anna était restée impossible à arrêter.

Lania Estemirova

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Affronter l’inhumain aujourd’hui

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Tieri Briet, Lettre à Alexandre Soljenitsyne, Salins-de-Giraud, 2010.

Maintenant j’imagine un travail. Un long labeur et plutôt difficile à vrai dire – un travail pour des années d’une solitude volontaire, où il s’agirait d’arriver au moins à ça : faire de l’addition des destins et des écrits d’Arenas, Soljenitsyne, Lezama Lima, Chalamov, Liscano et Akhmatova des outils pour affronter l’inhumain aujourd’hui.

Leurs livres circulent encore, leur passage dans l’histoire du XXème siècle ne s’est pas complètement effacée mais leurs trajectoires sont devenues moins lisibles, ensablées au fond d’une histoire générale envahie par trop d’ordures. Dans la nuée des vases, les couleurs du plastique finissent par devenir grises elles aussi, et il faudrait être archiviste fou pour continuer d’y pêcher les détails qui nous manquent. Le XXème siècle est une immense décharge à ciel ouvert : A part les charognards et les bulldozers, personne n’a le courage d’y faire encore le tri.

En réfléchissant à l’oubli dans lequel semblent sombrer tant d’existences – Tchoukovskaïa, Amalrik, Cornea, Kovalev, Farah – en lisant les livres et les poèmes que leurs luttes ont pu faire naître, je me demande si ce n’est pas le XXème siècle des opposants aux dictatures qu’on tente de faire passer à la trappe. Pour oublier lentement la litanie des persécutions, ce qui est moins dément quand même que de les nier d’un coup. Oublier l’air de rien, oublier la tragédie noire des polices politiques dans leur ampleur organisée, leur minutie technique, leurs justifications théoriques et judiciaires, c’est-à-dire leur délire dans toute sa démesure.

Machines de mort = Antilittérature

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Tieri Briet, Lettre à Alexandre Soljenitsyne, Salins-de-Giraud, 2010.

Oublier qu’un délire a bien eu lieu dans lequel nous avons joué notre rôle, duquel nous sommes nés. Et dans le même mouvement, reléguer les œuvres du même siècle parce qu’elles auront, dans leur utopie forcenée, ont été au moins aussi radicales, peut-être aussi délirantes. Rejeter les suprématistes, rejeter Beuys et Kounellis, évacuer Artaud et Ghérasim Luca. Liquider Brodsky en même temps qu’on normalise Staline et Brejnev. Tant qu’on y est, effacer Le Requiem des mémoires dans le même temps qu’on réédite Mein Kampf. Le problème, c’est que sans L’Archipel du Goulag ou les Récits de la Kolyma, je ne crois pas que nous puissions affronter les nouvelles surveillances policières qu’amplifie l’appareillage technologique contemporain. Ces œuvres portent en elles une connaissance de l’humain poussé à ses limites, un inventaire des forces de résistance qui constituent un héritage sans lequel nous serions à nouveau désarmés face aux flicages qui s’organisent dans les néo-démocraties.

En évacuant les livres et les biographies des dissidents avec l’eau des charniers qu’ils tentaient de combattre et de raconter, nous renonçons aussi à une lucidité primordiale, impossible à remplacer face aux violences d’Etat de plus en plus acceptées par des populations qui n’auront plus jamais accès à ces textes.

Dans la résurgence des visages dissidents, par l’affichage en pleine rue des écrits qu’ils ont payé d’une existence persécutée, je crois qu’il y aurait dans nos consciences un premier signe, un message au moins pour dire que nous refusons d’oublier l’écriture comme une lutte solitaire face à l’outrance démesurée du pouvoir politique dans nos vies.

Anna Polikovskaïa, qui écrit meurt

Portrait d'Anna Politkovskaïa. © À mains nues

Portrait d’Anna Politkovskaïa
© À mains nues

À Dominique Conil

Lundi 7 octobre au réveil, c’est son visage qui me vient en premier. Le doux visage d’Anna Politkovskaïa. Je ne veux pas toucher aux interrupteurs, pas ouvrir les volets qui laisseraient entrer la lumière du réverbère dans la pièce où je dors. J’allume une bougie que je laisserai brûler jusqu’à demain. C’est un rituel auquel je tiens. Son visage et ses articles, sa voix dans le documentaire d’Eric Bergkraut, Coca, la colombe de Tchétchénie. Parce que la voix et le visage d’Anna Politkovskaïa sont devenus une présence nécessaire dans mes journées, le fantôme d’une journaliste assassinée dont je continue de lire les livres et les articles. Ne serait-ce que pour empêcher l’oubli et ma mauvaise mémoire d’opérer ce travail de relégation loin de l’actualité, loin des combats et des alertes.

Anna Politkovskaïa n’écrit plus mais je continue de la lire, c’est un rituel. Je sais qu’en Russie, d’autres femmes pleines de courage ont décidé de prendre le relais, à commencer par Natalia Estemirova, assassinée en 2009. Elle aussi enquêtait en Tchétchénie, obstinée malgré les menaces de mort, les ricanements derrière son dos. Un matin, des inconnus l’ont ceinturée et bâillonnée devant chez elle, sans parvenir à empêcher ses cris. Ils lui ont entravé les poignets et tiré une balle dans la tête, une autre à l’emplacement du cœur. Son corps a été retrouvé dans un bois à l’écart de la route fédérale Kavkaz, près du village de Gazi-Yourt dans la banlieue de Nazran, l’ancienne capitale de l’Ingouchie où nombre de Tchétchènes avaient trouvé refuge. « Qui écrit, meurt.» L’expression est de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra et de La Beauté et l’Enfer.

Anna Politkovskaïa - © À mains nues

Anna Politkovskaïa
© À mains nues

Aujourd’hui, c’est Julia Latynina qui continue le travail mené par Anna et Natalia. Elle a repris les rubriques qu’Anna Politkovskaïa confiait à Novaïa Gazeta. Son écriture est tranchante, elle percute suffisamment pour dénoncer la structure guerrière et policière qui violente la Russie d’aujourd’hui. Leurs visages, leurs voix de femmes indomptées doivent continuer de compter, de résonner dans nos vies journées de Moscou. Le 7 octobre est devenu un rituel. Certains des textes d’Anna P. s’adressent aux Européens que nous sommes. Bien sûr, ils sont sans concessions. «Européens, réfléchissez. Décidez. Et ensuite, exigez. La Tchétchénie en a assez d’attendre.» Elle ne se lassait pas de lancer ce genre d’appel. L’Europe n’entendait pas Les assassins pouvaient continuer de tuer en paix. En 2003, l’Europe était aveugle. En 2013, elle l’est encore, et les assassinats n’ont pas cessé. Pour continuer d’écrire aujourd’hui, un romancier comme Limonov doit multiplier les résidences et vivre sous escorte.

Anna Politkovskaïa a été assassinée dans l’ascenseur de son immeuble, au n°8 de la rue Lesnaïa à Moscou. Le samedi 7 octobre 2006, vers 16 heures, alors qu’elle revenait de faire ses courses au supermarché de la rue Frunzenskaïa. D’après une caméra de vidéosurveillance, son assassin ne cherchait pas à cacher son visage. C’était un jeune type maigre, vêtu d’une veste sombre et d’une casquette de base-ball, armé d’un pistolet IZH équipé d’un silencieux, dont on avait limé le matricule. Une jeune femme accompagnait le tueur depuis le supermarché, où tous les deux avaient pris la journaliste en filature. Chiennerie. Nous connaissons le nom du tueur, Roustam Makhmoudov, celui de l’ancien flic à la retraite qui l’a payé et armé, Dmitri Pavlioutchenko. La chiennerie absolue, c’est que le nom du commanditaire reste inconnu.

L’un des derniers articles qu’elle ait publié avant sa mort parlait de collégiennes empoisonnées en Tchétchénie. Il a été traduit et publié par Courrier International, qui a souvent donné écho à ses chroniques pour Novaïa Gazeta. Son titre, Qui a voulu empoisonner les jeunes filles tchétchènes ?, dénonce d’invraisemblables représailles où plane l’ombre du Kremlin. L’article décrit l’extrême violence d’un empire qui n’hésite pas à s’en prendre au corps des écolières tchétchènes. L’avons-nous oublié ? Avons-nous vraiment lu ce cauchemar collectif qu’Anna Politkovskaïa, elle-même empoisonnée et affaiblie un peu plus tôt, tentait de nous raconter dans ce texte ? « Ces malades ont été empoisonnés par une substance inconnue », expliquait le médecin à la journaliste. Le 10 décembre 2005, à l’école du village de Starogladovskaïa, les enfants perdaient connaissance les uns après les autres. Les journalistes russes n’en parlaient pas, Anna Politkovskaïa donnait tous les détails, citant jusqu’aux rapports disparus des commissions d’enquête. «Tous présentaient une forte agitation psychomotrice, des difficultés respiratoires, des hallucinations, un rire étrange et de violentes convulsions.» L’article paraît en mars 2006, six mois avant l’assassinat. D’autres suivront qui raconteront la mauvaise volonté des autorités médicales pour guérir ces enfants. Rien que des filles. C’est un cauchemar qu’elle racontait. Il dure encore. L’avons-nous lu ?