Erri de Luca, pour réécrire la géographie de l’Europe

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Première page de Libération, lundi 20 avril 2015

En 2013, suite à plusieurs naufrages d’embarcations au sud de Lampedusa, Erri de Luca avait écrit ce texte qu’il est important de relire, et que Danièle Valin avait traduit pour Libération. À nouveau, c’est un texte pour accueillir ceux qui fuient, en tentant une géopolitique d’un genre nouveau, où l’on retrouve cette idée fondamentale que  Francisco Sionil José, le grand écrivain philippin, résume d’une phrase qui pourrait nous servir de totem : « Seule la mer nous unit. »

Le désert éclairé du Minotaure

Je sais de l’Europe que son nom est grec, il veut dire Grands Yeux. Je sais qu’elle fut enlevée dans une région de l’actuel Israël par le roi des Dieux, Zeus, qui l’emmena en Crète. Je sais qu’elle fut la mère de Minos, constructeur du plus célèbre labyrinthe de l’histoire.

Ce parcours à reculons m’aide à savoir que l’Europe d’aujourd’hui est apparentée à un édifice labyrinthique aux nombreuses entrées et sans issue. Avant tout, sans issue : du format Europe on ne revient pas en arrière. Son union monétaire retient ses membres, comme le faisait le Minotaure avec les vierges qui lui étaient consacrées. Quelque part en Allemagne, dans un repaire inaccessible, au nom exotique de Buba (Bundesbank), le Minotaure Euro gouverne les nations et les soumet à son régime alimentaire. Il a appris la leçon et n’autorise l’entrée à aucun Thésée muni du fil de retour.

L’Europe est une expression monétaire. Sa tenue interne est inférieure à la Suisse la plus solide, qui est aussi une fédération, mais avec un seul drapeau, une seule politique étrangère, un seul système de santé et de justice. Mais l’Europe n’est pas une tour de Babel, qui fut une œuvre d’intense et visionnaire concorde, cherchant à atteindre le ciel au moyen d’une construction.

Rien de ce projet commun de l’humanité d’alors ne se retrouve dans le format Europe. Ici, la guerre de cent ans continue avec d’énormes moyens financiers protégés par le secret bancaire, privilège élevé au rang d’un sacrement. Sans issue, l’Europe a beaucoup de portes. L’une d’elles se trouve à Lampedusa, île au nombril de la Méditerranée. Elle s’étend en longueur sur la carte de géographie et a deux bords opposés : l’un est abrupt, à pic, inapprochable ; l’autre est au contraire plein de baies, de criques, de lieux d’accostage.

IMG_7110Sa forme décide de sa vocation : inaccessible au nord et grande ouverte au sud. Telle est aussi l’Italie, elle a les Alpes au nord, la plus haute muraille du continent. De là se détache un bras de terre qui s’allonge dans la Méditerranée et finit avec les Pouilles et la Calabre, qui sont des extrémités de main ouverte. Et à côté, la Sicile est un mouchoir au vent qui salue.

L’Italie est une terre qui s’est étendue en forme de pont et qui a servi à ça. Avec la Grèce, elle forme les racines d’Europe dans la mer. Ses ports ont déchargé les civilisations venues de l’Orient par l’intermédiaire des commerces, des invasions, des révélations de messages urgents de divinités. Un abîme d’histoire est déposé sur le fond marin, aujourd’hui recouvert par des couches de corps de voyageurs non autorisés.

Aujourd’hui, la mer Méditerranée est une fosse commune de naufragés coulés par mer calme, repoussés au hasard, à l’aveuglette. Sur leurs corps avance sans relâche le flux des débarquements successifs, au gré de l’obscurité et de la fortune, qui, parfois, coïncident.

Aujourd’hui, l’Europe est le désert le plus éclairé du monde. Pour finir, je déclare que je suis un citoyen de la Méditerranée, de sa république de la mer. J’appartiens au Sud auquel l’Europe doit vocabulaire et autels, art et métaux, pain et vin, et, en dépit des grands yeux de son nom grec, ne distingue et ne voit que dalle.

Traduit de l’italien par Danièle Valin

Erri de Luca, Le désert éclairé du Minotaure, Libération du jeudi 31 octobre 2013

 

Ahmet Altan, pour continuer d’écrire dans la prison de Silivri

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Ahmet Altan

Après deux premières journées de procès, c’est seulement demain qu’Ahmet et Mehmet Altan pourront plaider devant leur juge, face à ce procureur aux ordres qui les accuse d’avoir aidé les auteurs du coup d’État de juillet 2016. Leur plaidoirie est attendue et ils ont passé neuf mois en détention préventive pour les écrire. L’ONG P24 (1) a eu la bonne idée de les traduire en anglais et j’ai essayé, à mon tour, d’en traduire certaines pages en français, qui permettent d’imaginer plus précisément dans quel duel les écrivains et journalistes s’engagent face à l’État. Un duel où c’est leur vie qu’ils risquent, où c’est leur famille qui est détruite, au fil des mois, puisqu’on dit ici que la peine de mort sera bientôt rétablie en Turquie. Les mots d’Ahmet Altan portent une violence implacable et nécessaire. Et le courage qu’il fallait pour accuser l’État d’être devenu criminel, c’est celui d’un homme qui est aussi haï par une grande partie de la gauche turque.

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Mehmet Altan

« Les généraux aux commandes de l’appareil d’État avaient cherché à arracher la Turquie au monde civilisé. Aujourd’hui, Erdoğan et l’AKP viennent de réussir cet exploit.

Les pachas avaient tenté de supprimer la loi et la justice. C’est exactement ce qui a lieu aujourd’hui.

Les pachas essayaient de jeter en prison tous les dissidents et tous les démocrates. Aujourd’hui c’est chose faite.

Les pachas avaient la volonté de contrôler tous les médias. Aujourd’hui c’est enfin arrivé.

Dois-je continuer ?

En quoi établir ces faits et parler de similitudes aurait à voir avec des actes criminels et le coup d’État ?

En quoi parler contre le retour aux jours de contrôle militaire pourrait être vu comme un soutien au coup d’État militaire ?

Dans la même logique, le procureur a aussi comptabilisé chaque fois que j’ai prononcé le mot « Erdoğan » dans mon allocution.

Pourquoi ?

Parce qu’il veut vous dire que je critique Erdoğan et que par conséquent je devrais être en prison.

Là, vous avez la loi de la nouvelle ère :

« Vous ne pouvez pas critiquer Erdoğan. Si vous le critiquez vous serez envoyé en prison.»

Je critique Erdoğan et vous m’avez jeté en prison.

Ce n’est pas le règne de la loi.

Qu’est-ce que c’est ?

C’est le règne de la loi de facto qui approuve un présidentialisme de facto.

C’est un acte criminel commis au nom de la loi.

Ce n’est pas parce que je suis un criminel que je suis en prison. Je suis en prison parce qu’un État de droit criminel est au pouvoir.

De telles choses arrivent. Vous êtes jeté en prison parce que vous défendez la loi et que vous avez raison. Et le coupable peut se déguiser de lui-même en procureur.

Mais personne ne devrait s’alarmer ou s’effrayer. Ça ne sera pas très long. Un jour le droit se réveillera.

Maintenant je veux vous lire une phrase de mon discours que le procureur n’a pas citée en lettres capitales :

« Ils parlent de ça comme si Erdoğan était là pour rester toute sa vie. Erdoğan sera parti dans deux ans. Les élections approchent, personne ne peut savoir ce qui arrivera d’ici deux ans pendant les élections.»

Vous avez sûrement compris pourquoi le procureur n’a pas cité cette phrase en lettres capitales.

L’homme dont il prétend « qu’il avait connaissance qu’un coup d’État aurait lieu le lendemain » évoque Erdoğan quittant le pouvoir après avoir perdu les élections dans deux ans.

Comment un homme sachant qu’un coup d’État doit avoir lieu dans les prochains jours peut-il envoyer un « message subliminal » au sujet de ce coup d’État en parlant de l’éviction d’Erdoğan à l’occasion des élections deux ans plus tard.

Est-ce un crime de dire qu’un homme politique sera évincé au moment des élections ?

De quel crime s’agit-il ?

Sans compter que je pense exactement la même chose aujourd’hui.

Erdoğan sera évincé par des élections.

Il n’y a pas besoin de coup d’État pour en finir avec Erdoğan. La police d’Erdoğan prépare déjà son départ.

C’est comme une blague de Nasreddin Hodja (2).»

Et puis il y aussi des questions dans la plaidoirie d’Ahmet Altan, beaucoup de questions qui resteront sans réponse, comme celle-ci :

« La guerre civile est terrifiante.
Est-ce un crime de dire ça ?»

Et sa conclusion :

«Dans un de ses romans, John Fowles a écrit qu’il n’y a pas un seul juge dans le monde qui ne soit jugé à partir de ses propres décisions.

C’est vrai.

Tous les juges sont jugés à partir de leurs propres décisions.

Vous aussi serez jugés à partir de vos propres décisions.

En fonction de la manière dont vous voulez être jugés, à partir du genre de verdict que vous voudriez pour vous-même, en fonction du souvenir que vous voudriez laisser de vous-même, vous devez juger en conséquence.

Parce que vous êtes celui qui sera jugé.

Merci pour votre temps et votre patience.»

Ahmet Altan, emprisonné à la prison de Silivri depuis septembre 2016.

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(1) P24 est une ONG créée par des journalistes turcs pour défendre l’indépendance et la liberté de la presse en Turquie. Face à l’emprisonnement de plus de 160 journalistes, le travail de P24 est devenu essentiel. Aujourd’hui, ils sont en première ligne pour défendre Ahmet Altan, romancier et journaliste, et son frère Mehmet Altan, professeur d’économie et auteur d’essais politiques. L’un comme l’autre comparaissent aujourd’hui au palais de justice de Çağlayan. Ils risquent la perpétuité multipliée par trois, un peu comme une tumeur incurable de l’injustice d’Etat.

(2) Nasr Eddin Hodja, parfois orthographié Nasreddin ou Nasreddine, est un personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque, né en 1208 à Sivrihisar et mort en 1284 à Akşehir.

#MehmetAltan #NazlıIlıcak & #AhmetAltan
#AltanlaraOzgürlük & #TalebimizTahliye
#SaveTurkishJournalists

Le sourire de Nuriye et la mort du tyran

En hiver, pendant les jours de neige de 1984, un loup était entré dans Istanbul. Il venait seul et affamé, surgi d’une forêt primaire qui s’étendait jusqu’aux portes de la ville. La bête a fait la Une des journaux, cherchant sa nourriture dans les rues de Şişli avant d’être abattue au fusil-mitrailleur, dans ce quartier où l’État a fait construire trente ans plus tard un palais de justice pharaonique, tout près des Trump towers qui sont encore un autre symbole de morgue et d’arrogance. C’est dans ce palais de justice que seront jugés, le lundi 19 juin 2017, Ahmet et Mehmet Altan. Le procureur d’Istanbul a requis contre chacun des deux frères la perpétuité multipliée par trois. Jeudi 22 juin, ce sera au tour d’Aslı Erdoğan de comparaître devant ses juges, quatrième audience d’un procès qui s’avère déjà interminable.

Les dieux de la littérature sont en colère : Ahmet Altan et Aslı Erdoğan sont deux immenses écrivains de langue turque, accusés l’un et l’autre d’avoir écrit dans les journaux des articles sans concession, incroyablement courageux tous les deux, au point de prendre inlassablement la défense des peuples et des minorités massacrés par l’État-AKP. Mais Ahmet Altan et Aslı Erdoğan étaient et demeurent aussi deux journalistes insoumis, attachés aux droits de l’homme comme pouvaient l’être Vaclav Havel et Anna Politkovskaïa, d’une manière à la fois intransigeante et joyeuse. Et si je parle de joie, c’est parce qu’il faut aussi une joie démesurée pour affronter la mort quand elle devient un principe politique, une obsession gouvernementale capable de rendre malade tout l’appareil d’ État. Par chance, leurs romans à tous les deux sont traduits en français, qui racontent des mondes très éloignés l’un de l’autre, avec deux écritures aussi divergentes que possible, mais d’une intensité humaine et d’une puissance narrative qu’on ne croise pas souvent, même dans une vie de lecteur affamé comme ce loup dans la neige.

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Nuriye Gülmen

Pourtant, c’est un autre visage qui plane sur ces procès. Un visage irradié par une joie différente, plus difficile encore à comprendre. Une joie hors des limites humaines que nous connaissons tous. Et un visage devenu maintenant une icône en Turquie, celui d’une jeune chercheuse en littérature comparée qui s’est révoltée, elle aussi, contre le principe politique de la mort systématique, la mort infligée par l’appareil d’État turc à tous ceux qui continuent d’en contester l’iniquité et la violence. Ce visage et cette joie portent le nom de Nuriye Gülmen et j’ai tenté plusieurs fois de raconter son histoire, l’histoire démesurée d’une femme qui a acquis maintenant la stature d’un Gandhi ou d’un Mandela. Aujourd’hui, Nuriye en est à son 104 ème jour de grève de la faim, emprisonnée depuis mai comme son compagnon de lutte, Semih Özakça, un instituteur que son métier passionne au point de risquer sa vie lui aussi, pour continuer de l’exercer. Tous les deux, ils iront jusqu’au bout de leur combat pour la justice, préférant mourir plutôt que de renoncer à leurs droits. Leur courage est un enseignement d’une valeur irremplaçable, et chaque lettre que Nuriye a pu écrire depuis sa cellule est une leçon d’humanité simple et joyeuse.

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Lettre et dessin de Nuriye Gülmen

Mais Nuriye a eu un premier malaise cardiaque cette semaine. Elle n’arrive plus à marcher et son état de santé a déjà subi des séquelles irréversibles. Dans son palais, le bourreau qui se prend pour un président de la République de Turquie a d’ores et déjà pris l’apparence d’une ordure sanguinaire, qui laisse mourir deux jeunes passionnés par leur métier plutôt que d’en faire des héros nationaux et de revenir sur ces milliers de limogeages qui ont saigné le pays.

Mais ce que disent les rues d’Istanbul, c’est que le jour où Nuriye va mourir, la révolte prendra feu dans les villes de Turquie et qu’il y aura à nouveau d’autres morts, comme pendant l’occupation du parc Gezi en 2013. Peut-être que le tueur d’Ankara attend ce jour lui aussi. Depuis qu’il a réussi à perdre son référendum truqué en avril, il sait qu’il n’a pas d’autre avenir que sa destitution par un peuple en colère. Comme autrefois Ceaucescu ou Honeker. C’est vrai, il faudra au moins une guerre civile pour déchoir le nouveau sultan d’Ankara, mais nous serons des millions à danser sur sa tombe.

Retour en Turquie carcérale

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Sur la table, à l’heure du crépuscule, je déplie une carte à moitié déchirée d’Istanbul. Lors de précédents voyages, j’avais marqué d’un K rouge les cafés où j’avais passé des soirées avec Nilay, Asli ou Ayse. K comme kahve, café en turc. K comme kalp, le mot qui veut dire cœur dans la langue de Hikmet. Comme si les salles enfumées des vieux cafés d’Istanbul redessinaient le véritable système nerveux central de la ville, et qu’il fallait continuer d’en vénérer l’étrange litanie, celle des embarquements et des errances entre Europe et Asie, capitale des rencontres sous la pluie et des chiens endormis au milieu des ruelles inondées. C’est là que le peuple des serveurs, des buveurs de thé et des marchandes de fleurs se mêle aux réfugiés et aux voleurs des rues pour inventer une société de haute intensité, sorte de grand bazar des prophéties politiques et des poèmes humanitaires. C’est là aussi que j’aime cette ville, malgré l’extrême violence politique et l’assassinat, mardi dernier, d’İnanç Özkeskin, abattu lors d’un raid policier dans le quartier de Kadikoy, à l’intérieur de la maison familiale qu’il habitait avec sa mère et son grand-père.

inancİnanç Özkeskin était un homme engagé, actif dans le soutien aux prisonniers politiques et son frère, militant du Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), était mort lors d’une grève de la faim en prison, en 1996. İnanç était un membre fondateur de l’association Solidarité avec les familles de prisonniers (TAYAD), au sein de laquelle il menait un travail considérable, étant donné la liste interminable de personnes emprisonnées sans jugement depuis dix mois.

En défonçant à minuit la porte de la maison familiale des Özkeskin, en tenant en joue un vieil homme de 90 ans, malade d’Alzheimer, avant de tuer son petit fils sous ses yeux, la police turque a de nouveau donné la preuve qu’après l’échec du référendum, le temps de la terreur politique était revenu en Turquie.

Dans les jours qui viennent, le procès des frères Altan et celui d’Aslı Erdoğan seront une nouvelle étape du processus de terreur générale. Si le 14 juin, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré qu’elle avait commencé à examiner les demandes des écrivains et journalistes Ahmet Altan et Mehmet Altan, les gouvernements et les journaux européens ne veulent pas voir la tragédie que vivent les opposants en Turquie. Ceux qui continuent de défendre les droits des minorités connaissent le risque qu’on défonce leur porte en pleine nuit, qu’on en finisse avec une vie de lutte par une balle dans la tête et une autopsie vite classée. Kalp, le mot qui veut dire cœur dans la langue de Nazim Hikmet, je me demande s’il a encore un sens dans la langue d’Antonin Artaud, dans celle de Paul Celan.

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Campus pénitentiaire de Maltepe

Istanbul est aussi un brasier, un brasier permanent dont les prisons redessinent, à l’envers, la véritable cartographie de la répression politique en Turquie. Les longs discours de Bekir Bozdag, le ministre de la Justice turc, ont tenté de changer l’image des prisons turques, en vantant ces nouvelles architectures carcérales où les détenus organisent des spectacles auxquels diplomates et haut-fonctionnaires sont régulièrement invités. Dans le quartier de Maltepe par exemple, sur la rive asiatique d’Istanbul et face aux îles des Princes, on parle d’un campus pénitentiaire où trois immenses prisons de type L enferment plus de trois mille détenus. La prison Ln°3 a la particularité de n’abriter que des étrangers, 1582 détenus en tout de 97 nationalités différentes. C’est dans cette prison qu’en 2015, des prisonniers transsexuels espagnols avaient mené une grève de la faim pour protester contre un changement de cellule. L’année d’avant, ce même ministre de la Justice avait envisagé de construire des prisons réservées aux homosexuels, une idée un peu inquiétante dans un pays où règne l’homophobie. Un peu plus loin, à l’intérieur de la même enceinte, une autre prison est dédiée à l’enfermement des mineurs. A l’intérieur, au moins 950 enfants et adolescents apprennent à vivre sous le regard et les ordres des gardiens.

Comment expliquer alors qu’un récent article du journal Hurriyet puisse rapporter l’histoire d’Onur, 15 ans, battu à mort dans une section pour adultes de la prison de Maltepe, à l’étage précisément réservé aux condamnés pour viols. Un autre article, publié par Cumhuriyet, accuse les gardiens de prison qui auraient refusé de secourir la victime. Les prisons de l’ère Erdogan ne sont peut-être pas aussi évoluées que voudraient le faire croire les beaux discours de Bekir Bozdag. Celles d’Istanbul, où dorment quantité de journalistes et d’écrivains, indiquent surtout que le travail d’investigation et l’indépendance de la pensée ne peuvent pas continuer. La liberté de parole est une chose morte en Turquie et les prisonniers politiques se comptent par dizaines de milliers, faisant des prisons les haut-lieux d’une pensée restée libre.

Je veux essayer de dessiner la carte des prisons d’Istanbul, une constellation où İnanç Özkeskin venait parler de droits humains. Il faut commencer par esquisser à grands traits les deux immenses prisons d’Istanbul-Metris, dans le quartier de Bakirköy. C’est là que le journaliste Ömer Çelik a été torturé à l’eau froide cet hiver. C’est là que le 12 mai de cette année, Oghuz Güven, l’éditeur du site de Cumhuriyet, a été enfermé pendant trente jours sans jugement, à cause d’un reportage sur la mort d’un procureur. C’est aussi dans les prisons de Metris, toujours au mois de mai, que la délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe s’est rendue, dans le cadre d’une visite périodique. Malheureusement, aucun de ses rapports n’est accessible. Pourtant, c’est devant la prison de Metris que de nombreuses associations turques et internationales se sont retrouvées le 24 juin 2016, pour manifester leur soutien à Erol Önderoglu, représentant de RSF en Turquie, à Sebnem Korur Fincanci, présidente de la Fondation pour les Droits humains de Turquie, et à l’écrivain Ahmet Nesin. Tous les trois avaient été incarcérés à Metris. Parmi les associations solidaires, le syndicat de journalistes Türkiye Gazeteciler Sendikası, la plateforme turque pour le journalisme indépendant P24, Reporters sans frontières, la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Ethical Journalism Network, International Freedom of Expression Exchange, International Press Institute, European Judicial Network, Amnesty International et International and European Federations of Journalists. Beaucoup de monde au total, comme un réflexe de survie face à la criminalisation du journalisme en Turquie.

Unknown-5On compte pas moins de dix prisons dans le quartier de Silivri, à la périphérie d’Istanbul, dont une prison de haute-sécurité. Achevées en 2008, elles rassemblent 6000 détenus parmi lesquels l’auteur et journaliste Barış Pehlivan et les onze journalistes de Cumhuriyet. C’est aussi là que fut détenu Can Dündar, l’ancien rédacteur en chef du quotidien qui s’est exilé en Allemagne, et Erdem Gül, son chef de bureau à Ankara. Prisons ultra-modernes, on y expérimente la culture de champignons de couche par les prisonniers, ainsi qu’une boulangerie industrielle capable de cuire 17 000 pains par jour et des tonnes de gâteaux secs.

La plupart des journaux étant basés à Istanbul, on comprend que la construction de nouveaux campus pénitentiaires dans les parages soit une priorité du gouvernement Erdogan. Il va falloir enfermer les derniers journalistes dignes de ce nom en Turquie, organiser des convois spéciaux comme pour les onze employés de Cumhuriyet arrêtés le même jour.

Il existe beaucoup d’autres prisons disséminées à travers Istanbul. À Bakirköy se trouve la prison pour femmes d’Istanbul, capable d’accueillir un millier de détenues. C’est là que Necmiye Alpay et Aslı Erdoğan ont été enfermées pendant plus de quatre mois en 2016. Ebru Firat, une jeune étudiante franco-turque partie combattre au Rojava syrien, y est toujours détenue, ainsi que l’essayiste et journaliste Nazlı Ilıcak, détenue depuis juillet 2016. Certaines journalistes y sont enfermées pour des peines bien plus lourdes, comme Hatice Duman, directrice de la rédaction d’Atılım, condamnée à la perpétuité en 2003.

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Centre de rétention administrative de Kumpaki

Côté asiatique, il y a aussi les grandes prisons ultra-modernes d’Ümraniye, trois prisons de type T capables d’accueillir chacune mille détenus, et à Kartal une prison de type H, prévue pour 610 personnes. La logique d’extension carcérale est de toute façon sans limites en Turquie et l’inventaire ne serait pas complet si on ne racontait pas aussi les centres de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière. J’en connais au moins trois. Celui de l’aéroport d’Atatürk, situé à l’intérieur de la zone de transit. De nouveaux locaux viennent d’y être construits pour les demandeurs d’asile, de plus en plus nombreux à arriver d’Iran, d’Afghanistan ou d’Egypte par avion. Un autre centre de rétention existe dans le quartier de Binkılıç. Mais le plus célèbre reste celui de Kumkapi, où a séjourné Elisa Couvert, une étudiante de Paris 8 qui avait pris part aux manifestations du parc Gezi. Kumkapi est un quartier délabré d’Istanbul qui emploie des centaines de réfugiés dans un dédale d’ateliers clandestins. Dans les environs, le centre de rétention a été rebaptisé Misafirhane, ce qui se traduit littéralement par l’« auberge des invités ». Inauguré en 2009, le centre de rétention peut enfermer jusqu’à 560 personnes, selon les chiffres publiés par le Global Detention Project. Les deux premiers étages sont pour les hommes, le troisième pour les femmes et leurs enfants. Tous ou presque sont en attente d’expulsion vers leurs pays d’origine.

Au total, 15 910 personnes dorment dans les prisons d’Istanbul. Une majorité d’entre elles n’ont pas commis le moindre délit, étant seulement opposées à un gouvernement qui a rompu depuis longtemps avec la démocratie, empêchant la justice de fonctionner. Rappelons-nous : au mois d’août 2016, les prisonniers de droit commun ont été amnistiés et libérés pour laisser les prisons aux opposants. Ce qu’on appelle des prisonniers politiques, en somme, confrontés depuis dix mois à des accusations paranoïaques et sans fondement.

 

Contre Iouri Dmitriev, les bourreaux défendent les bourreaux

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Iouri Dmitriev

Quand j’ai entendu la première fois parler de Iouri Dmitriev, c’était dans un roman d’Olivier Rolin, Le Météorologue. Dmitriev y était ce personnage absolument magnifique qui avait la particularité d’appartenir à la réalité russe d’aujourd’hui, et d’être encore en vie. «À présent, notre guide va être Iouri Dmitriev, un de ces personnages comme il semble que seule la Russie peut en produire. La première fois que je le rencontre, c’est dans une baraque à l’intérieur d’une zone industrielle en ruine entourée de hauts murs, à la lisière de Pétrozavodsk, la capitale de la  Carélie. Portiques rouillés, montagnes de pneus usagés, tuyauteries tordues, tas de vieilles gaines d’amiante, carcasses automobiles, sous des nuages bas qui semblent érafler les cheminées de briques : Iouri est le gardien de ces lieux où se concentre et s’épure une qualité d’abandon qui caractérise nombre de paysages urbains ou périurbains russes. Émacié, barbe et cheveux gris tenus par un catogan, vêtu d’une vieille veste de treillis de l’armée, il promène au milieu des épaves une dégaine de fol-en-christ mâtiné de vieux pirate pomore. « En 1989, raconte-t-il, une excavatrice a déterré par hasard un tas d’ossements humains. Les fonctionnaires locaux, les chefs militaires, la Procurature, tout le monde est venu voir, personne ne savait que faire, personne ne voulait prendre de responsabilités. Si vous n’avez pas le temps, ai-je dit, moi je vais m’en occuper. Il a fallu deux ans pour prouver qu’il s’agissait de victimes des « répressions » (c’est ainsi qu’on désigne ces massacres en Russie, répressia). On les a enterrés dans l’ancien cimetière de Pétrozavodsk. Après la cérémonie, mon père m’a avoué que son père avait été arrêté et fusillé en trente-huit. Jusque-là, on me disait que le grand-père était mort, point. lors est venu le désir de connaître le destin de ces gens, et j’ai commencé à travailler, avec Ivan Tchoukine dont j’étais l’adjoint, au Livre de la mémoire de Carélie, qui réunit des notices sur quinze mille victimes de la Terreur. Pendant plusieurs années, je suis allé travailler aux archives du FSB. Je n’avais pas le droit de photocopier, donc j’apportais un dictaphone pour dicter les noms et les recopier à la maison. Pendant quatre ou cinq ans, je me suis couché avec un seul mot en tête : « rastrelian, fusillé ». Et un jour de mars 1997, on a mis une autre table dans le local des archives, pour un couple qui recherchait le dossier Matveïev et enquêtait sur l’histoire du convoi des Solovki. C’était Irina et Véniamine Ioffé. Nous avons décidé de réunir nos efforts et l’été suivant, en juillet 1997, on est allé sur le terrain, avec ma fille et la chienne Sorcière

Par la suite, le roman d’Olivier Rolin raconte les recherches menées par le trio, d’abord aidé par des soldats russes. Le romancier décrit ensuite un lieu difficile d’accès, Sandarmokh, «le marais de Zacharie», au bout d’une route en terre. «Sur un rocher, à l’entrée du site, aujourd’hui, cette seule inscription : Lioudi, nié oubivaïtié droug drouga, «Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres.» C’est là qu’en 1997, Iouri Dmitriev va exhumer 236 fosses communes renfermant les restes de 9.000 fusillés. En 2003, il découvre les lieux d’inhumation de plusieurs milliers de détenus morts lors de la construction du canal Baltique-Mer Blanche (1931-1933). En 2006, les fosses communes où étaient jetés les morts et les fusillés du camp des Solovki.

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Nicolas Werth

En décembre 2016, Iouri Dmitriev a été jeté en prison sur la base d’un dossier qui semble monté de toute pièce. En janvier 2017, dans une tribune publiée par Libération, l’historien Nicolas Werth lançait un appel pour la libération de Dmitriev. En avril, Piotr Pavlenski attirait lui aussi l’attention sur la manière dont le régime russe tente de réduire l’historien au silence. Au mois de juin, c’était au tour de Ludmila Oulitskaïa de lancer un appel, que nous reprenons ici, dans Un cahier rouge.

Messieurs et camarades !
Ce n’est pas à ceux qui défendent Iouri Dmitriev que je m’adresse, c’est à ceux qui le persécutent. Autrefois, nous pensions que les gens se divisaient en bourreaux et en victimes, mais il s’avère que c’est plus bien compliqué : dans chaque personne, il y a à la fois un bourreau et une victime. Et ce que nous voulons devenir dépend de notre choix personnel, du choix de chacun de nous.

L’histoire montre que le pouvoir n’offrait aux bourreaux aucune garantie de longue vie, dans les fosses communes reposent ensemble aussi bien les victimes que les bourreaux devenus victimes par la volonté du pouvoir.

Iouri Dmitriev, qui vit en Carélie, une terre remplie d’innocents qui ont été exécutés et dont le souvenir a presque disparu, a voulu faire une chose très simple : rendre leurs noms à tous ces gens. « Un homme doit être enterré comme un être humain», ce sont ses mots, et depuis des décennies, il ne fait que cela. Il y a consacré sa vie.

Je m’adresse à ceux qui le persécutent à cause de cela. Je veux que vous sachiez QUI vous persécutez.

L’orthodoxie russe a une particularité : parmi nos saints, outre des guerriers qui ont versé beaucoup de sang et perpétré de nombreux crimes (il y en a des comme ça!), figurent de nombreux « fols-en-Christ », ces saints ascètes qui passent pour des simples d’esprit et qui, sous couvert de folie, dénoncent les tares de ce monde.

Regardez ce qui se passe : dans cette parodie de justice qui se déroule aujourd’hui, n’est-ce pas cette singularité emblématique de l’orthodoxie qui se fait jour?

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Iouri Alekseïevitch Dmitriev

Voilà un homme dévêtu, pieds nus, un simple d’esprit d’après les critères de ce monde, d’une franchise allant jusqu’à la grossièreté, un « anargyre », un homme totalement désintéressé dans ce monde de profits, qui a entrepris d’accomplir un exploit dépassant les forces d’une seule personne, et qui s’acquitte de cette tâche tout seul – pour nous tous, pour vous tous.

Et pour cette raison, on l’a arrêté, on l’a enfermé dans une cellule d’isolement, et on rend « une justice inique ».

C’est cette même justice qui, dans les années 30, représentée par des « troïka » et des « dvoïka », a condamné à mort des centaines de milliers de nos compatriotes – nos grands-parents, à vous et moi.
Et l’affaire pour laquelle on essaye de le condamner est aussi fausse que les centaines de milliers d’affaires qui sont conservées dans les archives du KGB des années 30, lesquelles ne sont toujours pas ouvertes à ce jour.

Les bourreaux défendent les bourreaux. Et ils le font selon un vieux procédé éprouvé : en recourant à des accusations mensongères. Cette fois, ils se sont servi non d’un de ces chefs d’accusation banals dont le KGB est coutumier – l’espionnage au profit du Japon, de l’Empire romain ou de l’Atlantide, ou encore l’intention d’éliminer tous les dirigeants du Parti et du gouvernement à l’aide d’une poudre empoisonnée – mais de quelque chose de plus moderne : la pédophilie.

On s’est introduit chez lui, on a volé dans son ordinateur toutes les données concernant les inhumations, et on a trouvé quelques photographies d’une enfant nue, des photos destinées aux organes de tutelle et témoignant du fait que sa fille adoptive, qui souffrait de dystrophie quand il l’avait prise dans un orphelinat, se remettait, qu’elle grandissait, se développait et était en bonne santé. Elle travaille bien en classe, c’est devenu une sportive, elle aime beaucoup sa sœur aînée et adore son père…

Dmitriev a été arrêté, et sa fille adoptive attend le retour de son père… Il reviendra, si un tribunal complaisant ne lui colle pas dix ans de prison.

Messieurs et camarades ! Savez-vous ce que vous êtes en train de faire ? Vous êtes en train de travailler à la glorification d’un nouveau saint russe. Le cercueil de Basile-le-Bienheureux, un fol-en-Christ lui aussi, fut suivi par d’illustres boyards qu’il n’avait cessé de démasquer et dont il se moquait, il fut suivi par Ivan le Terrible en personne, qui redoutait ses accusations.

Aujourd’hui encore, il y a sur la place Rouge une église portant le nom de Basile-le-Bienheureux. Alors qu’il n’y pas de monument à Ivan le Terrible ni à son «opritchnik» Maliouta Skouratov – et j’espère qu’il n’y en aura jamais.

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Ludmila Oulitskaïa

Songez qu’il existe aussi sur le polygone de Boutovo, l’un des charniers de la Grande Terreur près de Moscou, une église des Nouveaux-Martyrs-russes, ces martyrs qui ont été exécutés dans les années 30 par une certaine organisation sanguinaire.

Vos persécutions sont une pierre que vous apportez aux fondements d’une future église à la mémoire de ceux qui veulent maintenant honorer le souvenir de ceux que vous tuez. Vous portez témoignage pour eux, vous les glorifiez pour les temps à venir.

Messieurs et camarades ! Ouvrez vos yeux ! Ouvrez vos oreilles !
Tant que nous sommes en vie, nous avons la liberté de choisir – être des bourreaux, ou ne pas en être.

Ce que Iouri Dmitriev nous dit avant tout, c’est : « Ne vous tuez pas les uns les autres ! » »

Ludmila Oulitskaïa, juin 2017
Traduit du russe par Sophie Benech

Erri de Luca, journal de bord sur le Prudence, bateau de sauvetage de MSF en Méditerranée

de Erri De Luca | 26 avril 2017

C-Gqb32XcAEMFmuA six heures du matin, à 18 milles de la côte libyenne, Pietro Catania, le capitaine du bateau de sauvetage Prudence de Médecins Sans Frontières, m’indique sur la carte marine trois canots. Ils ont été signalés : ils partiront cette nuit des plages de Sabratha. A six heures du matin, ils sont à 8 milles de distance. Je commence le service de sentinelle, aux jumelles. Le radar de bord ne parvient pas à signaler une embarcation basse, faite de caoutchouc et de corps humains. Sur l’autre bord de la proue, Matthias Kennes, responsable de Msf, veille sur la part d’horizon qui reste. On voit les lumières de la côte, l’aube est limpide. Les heures passent, en vain.

Nous apprenons que les canots ont été interceptés par les patrouilleurs libyens et qu’ils ont été obligés de rentrer. Ils étaient à 15 milles de la côte, donc au-delà de la limite territoriale de 12 milles, qui correspondent à 22 km sur terre. Ils auraient pu les laisser faire. Ils sont déjà condamnés à mort même s’ils font naufrage avant la limite, où nous ne pouvons pas intervenir. Ils les ramènent à la terre ferme pour les enfermer dans une nouvelle cage. Pas tous : un des canots traînés chavire. Les noyés sont quatre-vingt-dix-sept. Quand il s’agit de vies humaines, je dois les restituer en lettres, pas en chiffres. La loterie du salut en bénit vingt-sept. Au bord du Prudence, tout était prêt. Nous restons les poings serrés. On ne pourra pas les ouvrir pour accueillir. Ce soir, je regarde la mer : lisse, égale, prédécoupée. On ne peut pas couler sans vagues. Quelle injure à la mer, se noyer lorsqu’elle est calme, lorsque aucune force de nature hostile n’existe, sauf la nôtre. Nos poings sont serrés. Je ne souffre pas du mal de mer, encore enfant j’ai appris à rester en équilibre sur les vagues. Je ne souffre pas du mal de mer, mais ce soir je souffre du mal de la mer, de la douleur de la mer, de sa peine d’engloutir les navigateurs dans l’immobilité. Une créature vivante est cette mer, que les Latins appelèrent tendrement Nostrum, pour que personne ne puisse dire : c’est la mienne. Le bateau au bord duquel je voyage veut épargner à la Méditerranée d’autres charniers.  Pour un autre jour et une autre nuit de veille, nous restons au large.

Voilà ce que c’est, aujourd’hui, le transport de vies dans la Méditerranée : d’un côté, un carrousel de croisières autour du monde, de l’autre, des radeaux à la dérive, à la merci de la volonté de ceux qui empochent des sous aussi bien des trafiquants que de l’Union Européenne. Un vrai festin, pour eux : pourquoi devraient-ils renoncer à un de leurs sponsors ? Des naufrages par-ci par-là, l’arrêt de quelques canots choisis au petit bonheur, pour faire semblant de respecter les accords.  Est-ce que les accords prévoient des naufrages ? Il ne faut surtout pas l’avouer ! Les accords admettent des effets collatéraux. Ces têtus qui veulent voyager à tout prix, ils l’auront cherché ! Exactement, à tout prix : ils sont prélevés de leur baraques, la nuit, par blocs de cent cinquante, et forcés à monter sur le canot.  Forcés : ceux qui voudraient renoncer, face à l’obscurité et à l’absurdité du risque, sont nombreux. Ils ne peuvent pas. Les résistants montent, menacés par les armes. L’un d’entre eux, secouru il y a quelque temps pendant une opération de sauvetage, avait une balle dans la jambe.  Les trafiquants les aiguillonnent, puis ils confient la boussole à une personne de la cargaison. Les passeurs n’existent plus. Une des vedettes du Prudence, mis à flot pour approcher les canots, demande à celui qui tient la barre hors-bord d’éteindre le moteur. L’autre répond qu’il ne sait pas comment faire. Le moteur a été démarré par les passeurs et, lui, il sait seulement tenir la barre. La vedette est obligée d’aborder. On tient par les pieds Lionel, membre opérationnel de Msf, qui de la proue se lance sur le moteur hors-bord du canot, pour l’arrêter. Les passeurs n’existent plus.

e1gtHgiIAu port d’Augusta, la ville sicilienne où je monte à bord du Prudence, il y a un premier camp de prise en charge pour ceux qui débarquent des bateaux de sauvetage. Pas loin, des énormes grues chargent des restes de ferraille dans des cales, qui feront cap sur des fonderies asiatiques. Même les clous rouillés voyagent avec des documents en règle. Les êtres humains du camp à côté, eux, sont une cargaison hors-la-loi, qui attend d’être renvoyée chez l’expéditeur. Les dernières procédures introduites par notre nouveau gouvernement scandaleux suppriment le droit d’appel du demandeur d’asile en cas de rejet de la première demande. Ils enlèvent le droit d’appel : à ceux qui ont déjà perdu tout ce qu’on pouvait leur enlever. L’Italie écrit et approuve des lois d’une incivilité féroce. Un des insensés qui habite ce pays dit que les canots partent parce que, au large, il y a les bateaux de secours.

Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés, bourrés d’humains dépaysés, prennent la mer. Le premier a été coulé, en mars 1997, par un navire militaire italien, qui avait reçu l’ordre d’imposer un blocus maritime abusif dans les eaux internationales. Il venait d’Albanie, son nom était Kater i Rades. L’Etat italien s’en tira en remboursant les familles des quelques quatre-vingt-dix personnes noyées.

Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés voyagent dans la Méditerranée, sans aucun secours. Et maintenant qu’il existe un système international de détresse et de sécurité en mer, on prétend que celui-ci est responsable du départ de ces épaves flottantes. Ce serait comme dire que c’est la faute des médicaments, s’il y a des maladies.  Si les dauphins venaient en aide aux humains dispersés dans la mer, ces insensés les accuseraient de complicité avec les trafiquants. En vérité, leur canular vise plutôt à accuser les sauveteurs d’interrompre le déroulement naturel du naufrage.  Car nous sommes et devons rester les contemporains incorrigibles de la plus longue et massive noyade en mer de l’histoire humaine.

Le lendemain, à l’aube, nous reprenons à scruter l’horizon derrière les lentilles des jumelles. Nous savons qu’ils sont partis la nuit, de Sabratha. Mon compagnon de cabine, Firas, d’origine syrienne, lit sur Facebook les échanges de messages en arabe à ce sujet. Nous localisons le premier canot, archiplein, les hommes à califourchon du plat-bord, l’avant à moitié dégonflé. On descend la vedette, qui immédiatement distribue des gilets de sauvetage. Souvent, l’arrivée des secours produit une agitation dangereuse à bord des canots. La mer est la même qu’hier : plate.  De la proue, Firas, au mégaphone, maintient le calme à bord en expliquant les opérations qui suivront. Une fois que tout le monde a mis son gilet, le Prudence accoste et accroche le canot à son flanc. Une échelle en corde les fait monter à bord, un par un, aidés par des bras vigoureux. Certains ne tiennent pas débout à cause de la position qu’ils ont été obligés de tenir sur le canot pendant des heures et des heures. Des femmes enceintes et deux enfants montent. Chacun reçoit immédiatement un sac à dos qui contient des habits, des barres énergétiques, des jus de fruit, de l’eau, une serviette. L’équipe médicale soumet chacun à un premier examen. Sur le pont, trois préfabriqués ont été aménagés en unité hospitalière, qui assure les services de réanimation, les urgences et l’isolement des patients infectés et qui dispose d’une petite salle d’accouchement. Le tout est coordonné par Stefano Geniere Nigra, un jeune médecin de Turin.

C9TmZGlXkAI3ttaAu bord du Prudence, on n’emploie pas les termes de ‘réfugiés’, de ‘migrants’, ni les autres dénominations apparentées. Ces personnes sont appelées ospiti, ‘nos invités’, ‘nos visiteurs’. Ils reçoivent l’hospitalité la plus empressée, celle que l’on offre à ceux qui viennent du désert. Je me penche sur le canot vidé, dont des planches disloquées composent le fond. Il a transporté cent vingt-neuf personnes, avec un petit engin hors-bord de 40 chevaux. Entre six heures du matin et le soir, on comptera encore trois canots, éparpillés au-delà des 12 milles, plus un transbordement d’un bateau de sauvetage plus petit, qui avait atteint sa limite de charge. A la tombée de la nuit, six cent quarante-neuf ospiti sont pris en charge. Le Prudence, qui peut en accueillir mille, est le navire le plus grand de la région. Le soir, on se dirige vers Reggio de Calabre, la destination que la Marine de Rome nous a assignée. Les passagers, qui sont finalement à l’abri, nourris, réchauffés, se livrent à des prières et des chants. Des peuples issus de terres différentes et lointaines dansent ensemble. Ils sont à bord, ils rejoindront l’Italie. C’est la seule partie du voyage qui ne leur coûte rien. C’est le seul don, le seul trajet gratuit que le destin leur a offert. Et dans le moyen de transport le plus confortable. Ici, en mer, l’économie a basculé : le pire voyage leur a coûté une fortune, le meilleur rien du tout.

Ils exultent, délivrés. J’ai mon passeport sur moi. Aucun d’eux n’a ni documents ni bagage. L’exil les a privés de leurs noms, leur identité est : vivants, et c’est tout. Leurs enfants, leurs petits-enfants voudront savoir, retrouver les chemins impossibles qu’ils ont parcourus, la traversée épique et légendaire qui aujourd’hui nourrit les brèves des pages de faits divers, en cas de tragédie. ‘Enième’ est l’adjectif obscène qui accompagne le titre, collé au substantif ‘naufrage’, plus neutre. Enième : le chroniqueur n’en peut plus de garder la trace du nombre, de s’indigner pour la énième fois. Au bord du lac Kinneret, que les colonisateurs romains appelèrent Tibériade, le jeune fondateur de la chrétienté chercha ses premiers disciples.  Ils étaient des pêcheurs.  Le jeune homme aimait bien les métaphores. Selon Mathieu (4, 19), il dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes ». Me voilà à un moment et sur un bateau qui applique à la lettre cette métaphore impulsive. Je suis entouré de personnes qui se sont mises à pêcher des hommes, des femmes, des enfants.  La Méditerranée est un lac Kinneret salé et plus vaste.

Qui sont ces pêcheurs ? Le hasard veut qu’ils soient treize à bord, mais il n’y a pas d’Iscariote dans l’équipe. Quatre opérateurs médicaux, trois organisateurs techniques, trois interprètes et médiateurs culturels, une psychologue, une responsable des communications et un coordinateur. Chacun a des expériences préalables avec Msf et est intervenu dans les diverses régions de la planète. Ils ont décidé de faire du secours leur métier. Mais, pour l’exercer, les compétences ne suffisent pas : il faut une catapulte intérieure, qui soit prête à lancer là où on crie au secours. Leurs passeports viennent de plusieurs nations, mais leur appellation est : sans frontières. Ici, dans les eaux internationales, ils sont dans leur élément. Dans les situations où leur présence est indispensable, les frontières ne comptent plus. Voilà pourquoi ils dérangent les gouvernements impliqués et leurs projets. Ils ont décidé de ne bénéficier d’aucun fond de l’Union Européenne. Voilà pourquoi ils sont mal vus par l’agence Frontex, qui surveille les frontières de la Méditerranée et qui ne tolère pas l’engagement des organismes indépendants, bien qu’ils sauvent des vies qui autrement seraient perdues.

Le matin du dimanche de Pâques, le Prudence aperçoit le port de Reggio de Calabre. Trouverons-nous sur ses quais le dispositif nécessaire au débarquement, dans un jour de fête solennelle ? Le doute s’évapore au seuil du port : la foule et la couleur font apercevoir avant tout les T-shirt bleu des jeunes bénévoles catholiques, qui chantent des chœurs de bienvenue. Ensuite apparaissent le personnel médical au complet, les fonctionnaires de polices du Service Immigration et les nombreux cars qui transporteront les débarqués vers leurs destinations. A la fin de la passerelle, les bénévoles donnent à chacun un livret rédigé en plusieurs langues, qui les informe de leurs droits et des démarches possibles, agrémentant les renseignements donnés à bord. Je descends et je suis même salué par le Maire, qui s’est rendu au quai avec quelques adjoints. Je ne crois pas mes yeux : c’est le dimanche de Pâques, et pourtant tout le monde est prêt à être opérationnel, avec efficacité, amabilité, respect. A Reggio de Calabre, on me dit, c’est la norme depuis deux ans. Matthias Kennes me confirme que même le port de Palerme manifeste un dévouement similaire autour des débarquements. Les hommes et les femmes descendent séparément. Une d’entre elles regarde autour, égarée. Une fonctionnaire de police lui demande, à travers une interprète, ce qu’elle cherche. Son mari. La fonctionnaire se met à sa recherche, le trouve et s’assure que le couple ne soit pas séparé pendant le voyage. Allier les procédures légales et la solidarité humaine : c’est possible. Merci, Reggio. 

Le matin suivant nous reprenons la mer après un avitaillement express. On navigue à grande vitesse, il y a des urgences dans cette zone. Les canots qui sont partis sont plusieurs et le bateau Phoenix du MOAS est déjà plein. Neuf canots l’entourent, ce qui fait mille personnes sans eau ni gilets de sauvetage. Quelques cordes les rassemblent. Au moins trente heures de navigation nous attendent et la mer agitée nous ralentit. Nous ne pourrons pas arriver à temps. Un des canots cède et personne ne peut intervenir. Cela prouve que, lorsqu’ils envoient les canots au large, les trafiquants ne calculent nullement la présence des secours. La seule condition qu’ils imposent, c’est que la mer soit calme. Aucune raison humanitaire derrière cela : cent cinquante personnes, propulsées par un moteur de 40 chevaux, ne peuvent pas prendre le large si la mer clapote. Sur le Prudence, ces départs sont appelés lancements, car les embarcations sont poussées par un lanceur qui reste sur terre.

La fréquence des lancements d’avril dépend de la fourniture italienne de nouveaux patrouilleurs à la Garde Côtière libyenne, qui seront en activité à partir de mai. Dans le doute, les trafiquants se hâtent pour effectuer le maximum de lancements permis par les conditions météo. Le capitaine PieroCatania et son équipage se vouent corps et âme à ces opérations, car ils sont des hommes et des femmes de mer. Ils unissent leurs forces aux jeunes de Msf, sans se soucier des horaires. En route depuis Reggio de Calabre, le bateau doit faire face au mauvais temps. Nous apprenons qu’un canot attend encore, au-delà des 12 milles. Nous sommes les plus proches et pourtant nous arriverons trop tard. La Garde Côtière envoie alors de Lampedusa, qui se situe beaucoup plus au sud que nous, deux patrouilleurs rapides. Ils arrivent bien avant nous et sauvent cent quarante-trois personnes, qu’ils chargent à bord. Ils filent dans notre direction et les transfèrent sur notre navire. Les deux équipages sont partis tellement rapidement de Lampedusa qu’ils n’ont même pas chargé de provisions pour eux. Ils sont à jeûn. Les marins du Prudence les approvisionnent pour leur voyage de retour.

Cent cinquante-trois personnes engourdies montent, dont une femme au huitième mois de grossesse. Leurs yeux ont perdu toute capacité d’interroger, de prier, de mettre au point. Ils fixent encore l’horizon vide. « C’est le nez qui te le dit, depuis combien de temps ils sont dans l’eau » me dit Cristian Paluccio, le commandant en second. Je le sens clairement moi aussi, c’est du tanin, de la peau macérée, une sueur de cuivre. Après avoir reçu le sac de premier secours, ils forment une nouvelle queue pour la douche. Ils se déshabillent de leur robe trempée de naufragés. Le jet d’eau douce, encore plus douce pour eux, réveille la vitalité dans leurs yeux. Ils cherchent des visages, ils commencent à demander des nouvelles, à comprendre qui les met à l’abri. Les chants et les rythmes émergent, la danse se propage. Je n’ai pas de tatouages, ma surface est uniquement gravée des signes des années qui coulent. Mais les événements du monde qui m’ont physiquement impliqué ont dessiné des tatouages sur le côté interne de ma peau. Je l’habite du dedans, je peux les percevoir et je les distingue. J’ai des dessins écrits sur le côté qui ne s’efface pas.

Les deux semaines en mer m’ont imprimé un tatouage nouveau : une échelle de corde qui pêche dans le vide. De sa dernière marche, j’ai vu surgir, un par un, les visages de ceux qui remontaient du bord d’un abîme. Entassés sur un radeau, ils grimpaient les marches de leur salut. Ces centaines de visages, je n’ai pas le pouvoir de les retenir. J’ai eu le privilège absurde de les avoir vus. D’eux, il ne me reste que l’échelle en corde qu’ils ont grimpée, à moitié nus, les pieds sans chaussures sur les barreaux de bois. Je suis alpiniste et je crois connaître avec exactitude le sens du mot grimper. Et pourtant, je ne le connaissais pas. J’ai appris en mer, à bord d’un bateau, ce qu’aucun sommet atteint ne m’a jamais appris. Ainsi sous ma peau s’est imprimé le tatouage d’une échelle en corde avec les barreaux de bois.

de Erri De Luca | 26 avril 2017

★ Traduit de l’italien par Chiara Forlani pour le blog Qui vive.
★ Article initialement paru dans Il Fatto Quotidiano

Luis Sepulveda, raconter c’est résister

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C’est une histoire que Luis Sepulveda racontait tout à l’heure, dans un entretien à la radio. Je ne la connaissais pas mais je la trouve frappante, et même inoubliable quand on l’écoute attentivement. Je crois qu’elle s’est gravée en moi, en profondeur, comme un tatouage à l’intérieur de ma bouche. Et maintenant, vois-tu, je ne peux pas m’empêcher de la raconter à mon tour, en espérant que toi aussi ça s’inscrira en toi, aussi profond que possible, avec l’envie de raconter toi aussi.

Luis Sepulveda s’est rendu au camp de Bergen Belsen, sur les traces d’Anne Franck. Sur une pierre, il lit une inscription qu’il ne pourra pas oublier : «J’étais ici et personne ne racontera mon histoire». Pour sauver de l’oubli l’auteur de l’inscription,  l’écrivain décide de raconter la vie de ceux dont on ne parle pas dans les journaux, qui n’ont pour seule biographie qu’un souvenir en train de s’effacer dans la mémoire des proches. En cherchant, j’ai découvert qu’il racontait cette histoire à l’intérieur d’un autre livre, Ingrédients pour une vie de passions formidables : «Dans un coin de Bergen-Belsen, près des fours crématoires, quelqu’un, je ne sais qui ni quand, a écrit des mots qui sont la pierre angulaire de mon moi d’écrivain, l’origine de tout ce que j’écris. Ces mots disaient, disent et diront tant qu’existeront ceux qui s’obstinent à bafouer la mémoire : «J’étais ici et personne ne racontera mon histoire.»

Je me suis agenouillé devant ces mots et j’ai juré à celui ou celle qui les avait écrits que je raconterais son histoire, que je lui donnerais ma voix pour que son silence ne soit plus une lourde pierre tombale, celle du plus infâme des oublis. Voilà pourquoi j’écris.»

Ces récits de vies anonymes deviendront un livre, tenant la promesse qui avait été faite devant l’inscription de Bergen Belsen et relevant d’un même geste le défi de Walter Benjamin : «Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celles des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes.» Ce livre s’appelle Les Roses d’Atacama. Sepulveda l’a écrit il y a une quinzaine d’années, et c’est un livre de lui que je n’ai pas encore lu. Mais j’ai recopié cet extrait, trouvé dans un ancien article de La Dépêche du Midi : «Bergen Belsen n’est certes pas un lieu de promenade, car le poids de l’infamie y est oppressant, et à l’angoissante question « Qu’est- ce que je peux faire moi, pour que cela ne se reproduise pas? » répond le désir de connaître et de raconter l’histoire de chacune des victimes, de s’accrocher à la parole comme unique conjuration contre l’oubli (…), de faire de la vie une méthode de résistance contre l’oubli car comme le soulignait le poète Guimaraes Rosa, raconter c’est résister.»

Les Roses d’Atacama racontent trente-quatre vies. Celle de Mali Losinj, la Croate, de la russe Vlaska et de  l’allemand Friedrich Niemand, Lucas d’Argentine et Rolo Duarte d’Uruguay, Avron Sützeker, le vieux poète juif lituanien et Francisco Coloane, un écrivain chilien. Il y a aussi la vie de Rosella, du Piémont italien. Beaucoup d’autres encore.
Ces vies je veux les lire.

John Berger – Quand nous lisons une histoire, nous l’habitons

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John Berger © Derek Jarman Lab

Quand j’ai appris la mort de John Berger, le 2 janvier de cette année, j’étais à Istanbul avec Ahmet Ergul. Lui avait lu tous ses livres traduits en turc, il les avait beaucoup aimés. J’en avais lus quelques-uns en français, et dans ce café nous étions deux à être vraiment tristes de sa disparition. Il y a eu un assez long silence entre nous, et puis on a trinqué à la mémoire du vieil écrivain. Plusieurs fois si je me souviens bien. Il était tard et dans mon cahier rouge, au milieu d’autres noms d’auteurs qu’il aimait, Ahmet a écrit dans sa langue une phrase de John Berger que j’étais incapable de déchiffrer. Aujourd’hui, six mois plus tard, je suis inquiet pour Ahmet qui a disparu à son tour. Son téléphone ne répond plus, il a quitté son travail à Ankara pour retourner chez ses parents, au bord de la mer Noire. Je n’ai pas d’adresse postale où lui écrire, et personne ne répond plus aux mails que je lui envoie. Son numéro de téléphone portable n’est plus attribué, et la Turquie n’est pas un pays rassurant quand un ami y disparait d’un coup dans la nature, sans laisser la moindre trace. Alors j’ai fait traduire la phrase en turc, celle qu’Ahmet avait recopiée de mémoire à l’intérieur de mon cahier : « Quand nous lisons une histoire, nous l’habitons.» Je trouve que c’est une belle citation, j’avais envie de la partager ici. Parce qu’elle ressemble à l’image que je me suis fabriquée de John Berger. Elle vient d’un livre que je n’ai pas lu, Fidèle au rendez-vous.

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Ahmet Ergul

Il ne faut pas que l’absence de John Berger devienne un terrain vague et nostalgique. Son nom et son visage sont maintenant liés à l’inquiétude que j’éprouve pour mon ami Ahmet Ergul en Turquie. Alors je cherche parmi les livres. Dans une enveloppe au milieu des romans, je retrouve des articles de John Berger que j’avais découpés dans la presse. Le dernier date de juillet 2012, dont je n’ai pas oublié la force de refus qu’il y avait inscrite : « Protester, c’est refuser d’être réduit à un zéro et à un silence forcé.» Rappeler les mots de John Berger est encore plus nécessaire cinq ans après. L’article portait un très long titre — Écrire pour être témoin de son temps et refuser une tyrannie sans visage — et essayait de décrire la tyrannie mondiale actuelle. Il avait paru dans Le Monde, à l’occasion d’une lecture-performance que John Berger donnait au festival d’Avignon. A plusieurs reprises, il y parlait d’Arundhati Roy dont il citait différents textes. Je ne sais pas si Ahmet avait pu lire aussi la romancière indienne. Ses écrits politiques étaient devenus importants, et ils m’avaient ouvert les yeux sur plusieurs luttes menées par les plus pauvres en Inde. En particulier sur les guérillas naxalites, dans plusieurs régions du Bengale où des paysans ont pris les armes.

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Arundhati Roy

John Berger ne donne pas la source des textes d’Arundhati Roy dont il a recopié trois beaux passages à l’intérieur son article. Tant pis, mais je veux partager moi aussi les questions que la romancière enchainait. Je les trouve lumineuses. Et nécessaires à ceux qui veulent continuer de lutter : « La question qui se pose réellement ici est celle-ci : qu’avons-nous fait à la démocratie ? En quoi l’avons-nous transformée ? Que se passe-t-il une fois qu’on a épuisé la démocratie ? Quand l’a-t-on vidée de l’intérieur et de son sens ? Que se passe-t-il quand chacune de ses institutions s’est métastasée en quelque chose de dangereux ? À quel moment la démocratie et l’économie de marché ont-elles fusionné en un organisme prédateur dont l’imagination étroite, indigente, se limite à graviter presque entièrement autour de l’idée de maximiser le profit ? Est-il possible de renverser ce processus ? Une chose qui a muté peut-elle revenir à son état initial ? »