Contre Iouri Dmitriev, les bourreaux défendent les bourreaux

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Iouri Dmitriev

Quand j’ai entendu la première fois parler de Iouri Dmitriev, c’était dans un roman d’Olivier Rolin, Le Météorologue. Dmitriev y était ce personnage absolument magnifique qui avait la particularité d’appartenir à la réalité russe d’aujourd’hui, et d’être encore en vie. «À présent, notre guide va être Iouri Dmitriev, un de ces personnages comme il semble que seule la Russie peut en produire. La première fois que je le rencontre, c’est dans une baraque à l’intérieur d’une zone industrielle en ruine entourée de hauts murs, à la lisière de Pétrozavodsk, la capitale de la  Carélie. Portiques rouillés, montagnes de pneus usagés, tuyauteries tordues, tas de vieilles gaines d’amiante, carcasses automobiles, sous des nuages bas qui semblent érafler les cheminées de briques : Iouri est le gardien de ces lieux où se concentre et s’épure une qualité d’abandon qui caractérise nombre de paysages urbains ou périurbains russes. Émacié, barbe et cheveux gris tenus par un catogan, vêtu d’une vieille veste de treillis de l’armée, il promène au milieu des épaves une dégaine de fol-en-christ mâtiné de vieux pirate pomore. « En 1989, raconte-t-il, une excavatrice a déterré par hasard un tas d’ossements humains. Les fonctionnaires locaux, les chefs militaires, la Procurature, tout le monde est venu voir, personne ne savait que faire, personne ne voulait prendre de responsabilités. Si vous n’avez pas le temps, ai-je dit, moi je vais m’en occuper. Il a fallu deux ans pour prouver qu’il s’agissait de victimes des « répressions » (c’est ainsi qu’on désigne ces massacres en Russie, répressia). On les a enterrés dans l’ancien cimetière de Pétrozavodsk. Après la cérémonie, mon père m’a avoué que son père avait été arrêté et fusillé en trente-huit. Jusque-là, on me disait que le grand-père était mort, point. lors est venu le désir de connaître le destin de ces gens, et j’ai commencé à travailler, avec Ivan Tchoukine dont j’étais l’adjoint, au Livre de la mémoire de Carélie, qui réunit des notices sur quinze mille victimes de la Terreur. Pendant plusieurs années, je suis allé travailler aux archives du FSB. Je n’avais pas le droit de photocopier, donc j’apportais un dictaphone pour dicter les noms et les recopier à la maison. Pendant quatre ou cinq ans, je me suis couché avec un seul mot en tête : « rastrelian, fusillé ». Et un jour de mars 1997, on a mis une autre table dans le local des archives, pour un couple qui recherchait le dossier Matveïev et enquêtait sur l’histoire du convoi des Solovki. C’était Irina et Véniamine Ioffé. Nous avons décidé de réunir nos efforts et l’été suivant, en juillet 1997, on est allé sur le terrain, avec ma fille et la chienne Sorcière

Par la suite, le roman d’Olivier Rolin raconte les recherches menées par le trio, d’abord aidé par des soldats russes. Le romancier décrit ensuite un lieu difficile d’accès, Sandarmokh, «le marais de Zacharie», au bout d’une route en terre. «Sur un rocher, à l’entrée du site, aujourd’hui, cette seule inscription : Lioudi, nié oubivaïtié droug drouga, «Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres.» C’est là qu’en 1997, Iouri Dmitriev va exhumer 236 fosses communes renfermant les restes de 9.000 fusillés. En 2003, il découvre les lieux d’inhumation de plusieurs milliers de détenus morts lors de la construction du canal Baltique-Mer Blanche (1931-1933). En 2006, les fosses communes où étaient jetés les morts et les fusillés du camp des Solovki.

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Nicolas Werth

En décembre 2016, Iouri Dmitriev a été jeté en prison sur la base d’un dossier qui semble monté de toute pièce. En janvier 2017, dans une tribune publiée par Libération, l’historien Nicolas Werth lançait un appel pour la libération de Dmitriev. En avril, Piotr Pavlenski attirait lui aussi l’attention sur la manière dont le régime russe tente de réduire l’historien au silence. Au mois de juin, c’était au tour de Ludmila Oulitskaïa de lancer un appel, que nous reprenons ici, dans Un cahier rouge.

Messieurs et camarades !
Ce n’est pas à ceux qui défendent Iouri Dmitriev que je m’adresse, c’est à ceux qui le persécutent. Autrefois, nous pensions que les gens se divisaient en bourreaux et en victimes, mais il s’avère que c’est plus bien compliqué : dans chaque personne, il y a à la fois un bourreau et une victime. Et ce que nous voulons devenir dépend de notre choix personnel, du choix de chacun de nous.

L’histoire montre que le pouvoir n’offrait aux bourreaux aucune garantie de longue vie, dans les fosses communes reposent ensemble aussi bien les victimes que les bourreaux devenus victimes par la volonté du pouvoir.

Iouri Dmitriev, qui vit en Carélie, une terre remplie d’innocents qui ont été exécutés et dont le souvenir a presque disparu, a voulu faire une chose très simple : rendre leurs noms à tous ces gens. « Un homme doit être enterré comme un être humain», ce sont ses mots, et depuis des décennies, il ne fait que cela. Il y a consacré sa vie.

Je m’adresse à ceux qui le persécutent à cause de cela. Je veux que vous sachiez QUI vous persécutez.

L’orthodoxie russe a une particularité : parmi nos saints, outre des guerriers qui ont versé beaucoup de sang et perpétré de nombreux crimes (il y en a des comme ça!), figurent de nombreux « fols-en-Christ », ces saints ascètes qui passent pour des simples d’esprit et qui, sous couvert de folie, dénoncent les tares de ce monde.

Regardez ce qui se passe : dans cette parodie de justice qui se déroule aujourd’hui, n’est-ce pas cette singularité emblématique de l’orthodoxie qui se fait jour?

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Iouri Alekseïevitch Dmitriev

Voilà un homme dévêtu, pieds nus, un simple d’esprit d’après les critères de ce monde, d’une franchise allant jusqu’à la grossièreté, un « anargyre », un homme totalement désintéressé dans ce monde de profits, qui a entrepris d’accomplir un exploit dépassant les forces d’une seule personne, et qui s’acquitte de cette tâche tout seul – pour nous tous, pour vous tous.

Et pour cette raison, on l’a arrêté, on l’a enfermé dans une cellule d’isolement, et on rend « une justice inique ».

C’est cette même justice qui, dans les années 30, représentée par des « troïka » et des « dvoïka », a condamné à mort des centaines de milliers de nos compatriotes – nos grands-parents, à vous et moi.
Et l’affaire pour laquelle on essaye de le condamner est aussi fausse que les centaines de milliers d’affaires qui sont conservées dans les archives du KGB des années 30, lesquelles ne sont toujours pas ouvertes à ce jour.

Les bourreaux défendent les bourreaux. Et ils le font selon un vieux procédé éprouvé : en recourant à des accusations mensongères. Cette fois, ils se sont servi non d’un de ces chefs d’accusation banals dont le KGB est coutumier – l’espionnage au profit du Japon, de l’Empire romain ou de l’Atlantide, ou encore l’intention d’éliminer tous les dirigeants du Parti et du gouvernement à l’aide d’une poudre empoisonnée – mais de quelque chose de plus moderne : la pédophilie.

On s’est introduit chez lui, on a volé dans son ordinateur toutes les données concernant les inhumations, et on a trouvé quelques photographies d’une enfant nue, des photos destinées aux organes de tutelle et témoignant du fait que sa fille adoptive, qui souffrait de dystrophie quand il l’avait prise dans un orphelinat, se remettait, qu’elle grandissait, se développait et était en bonne santé. Elle travaille bien en classe, c’est devenu une sportive, elle aime beaucoup sa sœur aînée et adore son père…

Dmitriev a été arrêté, et sa fille adoptive attend le retour de son père… Il reviendra, si un tribunal complaisant ne lui colle pas dix ans de prison.

Messieurs et camarades ! Savez-vous ce que vous êtes en train de faire ? Vous êtes en train de travailler à la glorification d’un nouveau saint russe. Le cercueil de Basile-le-Bienheureux, un fol-en-Christ lui aussi, fut suivi par d’illustres boyards qu’il n’avait cessé de démasquer et dont il se moquait, il fut suivi par Ivan le Terrible en personne, qui redoutait ses accusations.

Aujourd’hui encore, il y a sur la place Rouge une église portant le nom de Basile-le-Bienheureux. Alors qu’il n’y pas de monument à Ivan le Terrible ni à son «opritchnik» Maliouta Skouratov – et j’espère qu’il n’y en aura jamais.

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Ludmila Oulitskaïa

Songez qu’il existe aussi sur le polygone de Boutovo, l’un des charniers de la Grande Terreur près de Moscou, une église des Nouveaux-Martyrs-russes, ces martyrs qui ont été exécutés dans les années 30 par une certaine organisation sanguinaire.

Vos persécutions sont une pierre que vous apportez aux fondements d’une future église à la mémoire de ceux qui veulent maintenant honorer le souvenir de ceux que vous tuez. Vous portez témoignage pour eux, vous les glorifiez pour les temps à venir.

Messieurs et camarades ! Ouvrez vos yeux ! Ouvrez vos oreilles !
Tant que nous sommes en vie, nous avons la liberté de choisir – être des bourreaux, ou ne pas en être.

Ce que Iouri Dmitriev nous dit avant tout, c’est : « Ne vous tuez pas les uns les autres ! » »

Ludmila Oulitskaïa, juin 2017
Traduit du russe par Sophie Benech