Luis Sepulveda, raconter c’est résister

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C’est une histoire que Luis Sepulveda racontait tout à l’heure, dans un entretien à la radio. Je ne la connaissais pas mais je la trouve frappante, et même inoubliable quand on l’écoute attentivement. Je crois qu’elle s’est gravée en moi, en profondeur, comme un tatouage à l’intérieur de ma bouche. Et maintenant, vois-tu, je ne peux pas m’empêcher de la raconter à mon tour, en espérant que toi aussi ça s’inscrira en toi, aussi profond que possible, avec l’envie de raconter toi aussi.

Luis Sepulveda s’est rendu au camp de Bergen Belsen, sur les traces d’Anne Franck. Sur une pierre, il lit une inscription qu’il ne pourra pas oublier : «J’étais ici et personne ne racontera mon histoire». Pour sauver de l’oubli l’auteur de l’inscription,  l’écrivain décide de raconter la vie de ceux dont on ne parle pas dans les journaux, qui n’ont pour seule biographie qu’un souvenir en train de s’effacer dans la mémoire des proches. En cherchant, j’ai découvert qu’il racontait cette histoire à l’intérieur d’un autre livre, Ingrédients pour une vie de passions formidables : «Dans un coin de Bergen-Belsen, près des fours crématoires, quelqu’un, je ne sais qui ni quand, a écrit des mots qui sont la pierre angulaire de mon moi d’écrivain, l’origine de tout ce que j’écris. Ces mots disaient, disent et diront tant qu’existeront ceux qui s’obstinent à bafouer la mémoire : «J’étais ici et personne ne racontera mon histoire.»

Je me suis agenouillé devant ces mots et j’ai juré à celui ou celle qui les avait écrits que je raconterais son histoire, que je lui donnerais ma voix pour que son silence ne soit plus une lourde pierre tombale, celle du plus infâme des oublis. Voilà pourquoi j’écris.»

Ces récits de vies anonymes deviendront un livre, tenant la promesse qui avait été faite devant l’inscription de Bergen Belsen et relevant d’un même geste le défi de Walter Benjamin : «Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celles des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes.» Ce livre s’appelle Les Roses d’Atacama. Sepulveda l’a écrit il y a une quinzaine d’années, et c’est un livre de lui que je n’ai pas encore lu. Mais j’ai recopié cet extrait, trouvé dans un ancien article de La Dépêche du Midi : «Bergen Belsen n’est certes pas un lieu de promenade, car le poids de l’infamie y est oppressant, et à l’angoissante question « Qu’est- ce que je peux faire moi, pour que cela ne se reproduise pas? » répond le désir de connaître et de raconter l’histoire de chacune des victimes, de s’accrocher à la parole comme unique conjuration contre l’oubli (…), de faire de la vie une méthode de résistance contre l’oubli car comme le soulignait le poète Guimaraes Rosa, raconter c’est résister.»

Les Roses d’Atacama racontent trente-quatre vies. Celle de Mali Losinj, la Croate, de la russe Vlaska et de  l’allemand Friedrich Niemand, Lucas d’Argentine et Rolo Duarte d’Uruguay, Avron Sützeker, le vieux poète juif lituanien et Francisco Coloane, un écrivain chilien. Il y a aussi la vie de Rosella, du Piémont italien. Beaucoup d’autres encore.
Ces vies je veux les lire.