Les frontières sont des animaux nocturnes

© Guillaume Origoni, Zeljava, base aérienne désaffectée de Zeljava, à cheval sur la frontière bosno-broate, avril 2020.

C’est seulement deux simples phrases dans le petit livre jaune de Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés.

«Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller.»

Des mots que je lis à voix haute sur la rive de la Seiche, au premier jour de l’an 2024. Les mots de Luba Jurgenson qu’elle écrit pour raconter la guerre en Ukraine et la fin du répit de l’exil : « Ces années, c’était le temps du sursis, il est terminé. «Ils m’ont rattrapée» : première pensée lorsque je regarde mon portable dans la nuit du 23 au 24 février. Et il n’y a plus où fuir.»

© La Taro, cormorans sur la rive de la Seiche, en Bretagne, le 1er janvier 2024

Luba Jurgenson est née à Moscou, dans l’URSS de Nikita Khrouchtchev. Depuis l’enfance, elle savait qu’il ne fallait pas répéter ce qui se disait en famille. Elle arrive en France à 16 ans, accomplissant le conseil de sa grand-mère qui lui disait qu’elles vivaient dans un pays d’esclaves, qu’il fallait qu’elle se sauve. Jusqu’en 1988, alors qu’elle retourne pour la première fois en URSS, Luba Jurgenson savait qu’il ne fallait pas croire à un «socialisme à visage humain». Elle avait raison. Peut-être parce qu’elle avait lu et relu Chalamov, dont elle allait diriger l’édition française des Récits de la Kolyma. Autant dire qu’elle a appris le goulag à travers ce qu’a pu en raconter un revenant miraculé. Elle connaît par cœur la capacité de nuisance du Kremlin et la manière dont il peut répandre la mort à travers les frontières.

© Guillaume Origoni, Gropada, frontière italo-slovène. Un panneau en italien et l’autre en slovène annoncent les frontières entre les deux États.

Luba Jurgenson a écrit des romans et des essais, mais elle a aussi rassemblé quantité de témoignages et de récits au sujet du goulag. Elle sait la force des livres contre la terreur politique. Mais ici, elle écrit qu’elle ne sait rien dire ni écrire qui puisse arrêter la guerre. «On me demande souvent : comment pouvez-vous étudier le Goulag, la Shoah, vivre avec ces histoires si lourdes, lire des témoignages si terribles ? J’ai toujours répondu : ce passé-là, on aurait beau s’en détourner, il est impossible de l’annuler, de faire en sorte qu’il n’ait pas eu lieu. Alors, il vaut mieux l’étudier, car sinon, il vous atteint imperceptiblement.»

© Cédric Riedmark pour Conflits, Migrants à Bihać, frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie.

«Qui n’a pas connu la guerre ne sait rien de la vie,» disait la grand-mère de Luba. Impossible d’oublier : «La guerre n’a-t-elle pas commencé il y a déjà plus de huit ans, avec l’invasion de la Crimée ? Le temps n’avait-il pas déjà basculé avec Maidan ?»

«Cette sensation soudaine : «nous sommes en guerre», et non plus : «ils sont en guerre». Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la grand-mère de Luba se rasait le crâne en signe de renoncement à sa féminité et ses règles avaient cessé.

© La Taro, chiens sans collier à Bihać, frontière entre la Bosnie-Herzégovine

Le petit livre jaune de Luba Jurgenson est sorti en avril 2023, pendant la «contre-offensive» de l’armée ukrainienne. À Moscou, Vladimir Kara-Murza était condamné à vingt-cinq ans de prison pour avoir porté atteinte au crédit de l’armée et de son intervention en Ukraine. En France, des mobilisations de plus d’un million de personnes contestaient le recul de l’âge des retraites pour tous les travailleurs, exception faite des policiers chargés de gazer les manifestants. J’avais cessé de lire, jour et nuit dans la rue, sur les piquets de grève des éboueurs et les barricades à l’entrée des lycées. La parution du petit livre jaune m’avait échappé, alors que les derniers récits de Luba Jurgenson m’avaient pourtant marqué en profondeur.

«Que faire avec toute cette masse de rêves, de pensées, de gestes qui, du jour au lendemain, sont devenus «d’avant»? La guerre est entrée dans nos os et dans nos mots.»

© La Taro, On veut une vie sans LBD, Préfecture de Nantes, avril 2023.

Comment mieux dire ce qui nous est arrivé : LA GUERRE EST ENTRÉE DANS NOS MOTS.

C’est écrit page 21. Nous continuons d’écouter la radio, de faire les courses ou de prendre le train mais les mots qu’on prononce ont changé. Ils portent la guerre dans leurs ventres. La guerre et ses obus, ses massacres et ses viols, ses fosses communes et ses immeubles éventrés : ils ont infecté tous les mots qu’on échange en buvant du café avant l’aube, tous ceux qu’on répète en allumant le feu des barricades, à huit heures du matin, pour bloquer toute une ville un jour de grève. Et les mots qu’on prononce à la nuit, avant l’amour et le sommeil si profond que l’amour a provoqué dans nos corps. Eux aussi, les mots qu’on répète en aimant : des parures pénétrées par la guerre de l’armée russe à travers les vingt-quatre régions de l’Ukraine.

★ Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés, Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, éditions Verdier, avril 2023.

© La Taro, barricade sur le périphérique au nord de Nantes, avril 2023.

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