Les frontières sont des animaux nocturnes

© Guillaume Origoni, Zeljava, base aérienne désaffectée de Zeljava, à cheval sur la frontière bosno-broate, avril 2020.

C’est seulement deux simples phrases dans le petit livre jaune de Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés.

«Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller.»

Des mots que je lis à voix haute sur la rive de la Seiche, au premier jour de l’an 2024. Les mots de Luba Jurgenson qu’elle écrit pour raconter la guerre en Ukraine et la fin du répit de l’exil : « Ces années, c’était le temps du sursis, il est terminé. «Ils m’ont rattrapée» : première pensée lorsque je regarde mon portable dans la nuit du 23 au 24 février. Et il n’y a plus où fuir.»

© La Taro, cormorans sur la rive de la Seiche, en Bretagne, le 1er janvier 2024

Luba Jurgenson est née à Moscou, dans l’URSS de Nikita Khrouchtchev. Depuis l’enfance, elle savait qu’il ne fallait pas répéter ce qui se disait en famille. Elle arrive en France à 16 ans, accomplissant le conseil de sa grand-mère qui lui disait qu’elles vivaient dans un pays d’esclaves, qu’il fallait qu’elle se sauve. Jusqu’en 1988, alors qu’elle retourne pour la première fois en URSS, Luba Jurgenson savait qu’il ne fallait pas croire à un «socialisme à visage humain». Elle avait raison. Peut-être parce qu’elle avait lu et relu Chalamov, dont elle allait diriger l’édition française des Récits de la Kolyma. Autant dire qu’elle a appris le goulag à travers ce qu’a pu en raconter un revenant miraculé. Elle connaît par cœur la capacité de nuisance du Kremlin et la manière dont il peut répandre la mort à travers les frontières.

© Guillaume Origoni, Gropada, frontière italo-slovène. Un panneau en italien et l’autre en slovène annoncent les frontières entre les deux États.

Luba Jurgenson a écrit des romans et des essais, mais elle a aussi rassemblé quantité de témoignages et de récits au sujet du goulag. Elle sait la force des livres contre la terreur politique. Mais ici, elle écrit qu’elle ne sait rien dire ni écrire qui puisse arrêter la guerre. «On me demande souvent : comment pouvez-vous étudier le Goulag, la Shoah, vivre avec ces histoires si lourdes, lire des témoignages si terribles ? J’ai toujours répondu : ce passé-là, on aurait beau s’en détourner, il est impossible de l’annuler, de faire en sorte qu’il n’ait pas eu lieu. Alors, il vaut mieux l’étudier, car sinon, il vous atteint imperceptiblement.»

© Cédric Riedmark pour Conflits, Migrants à Bihać, frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie.

«Qui n’a pas connu la guerre ne sait rien de la vie,» disait la grand-mère de Luba. Impossible d’oublier : «La guerre n’a-t-elle pas commencé il y a déjà plus de huit ans, avec l’invasion de la Crimée ? Le temps n’avait-il pas déjà basculé avec Maidan ?»

«Cette sensation soudaine : «nous sommes en guerre», et non plus : «ils sont en guerre». Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la grand-mère de Luba se rasait le crâne en signe de renoncement à sa féminité et ses règles avaient cessé.

© La Taro, chiens sans collier à Bihać, frontière entre la Bosnie-Herzégovine

Le petit livre jaune de Luba Jurgenson est sorti en avril 2023, pendant la «contre-offensive» de l’armée ukrainienne. À Moscou, Vladimir Kara-Murza était condamné à vingt-cinq ans de prison pour avoir porté atteinte au crédit de l’armée et de son intervention en Ukraine. En France, des mobilisations de plus d’un million de personnes contestaient le recul de l’âge des retraites pour tous les travailleurs, exception faite des policiers chargés de gazer les manifestants. J’avais cessé de lire, jour et nuit dans la rue, sur les piquets de grève des éboueurs et les barricades à l’entrée des lycées. La parution du petit livre jaune m’avait échappé, alors que les derniers récits de Luba Jurgenson m’avaient pourtant marqué en profondeur.

«Que faire avec toute cette masse de rêves, de pensées, de gestes qui, du jour au lendemain, sont devenus «d’avant»? La guerre est entrée dans nos os et dans nos mots.»

© La Taro, On veut une vie sans LBD, Préfecture de Nantes, avril 2023.

Comment mieux dire ce qui nous est arrivé : LA GUERRE EST ENTRÉE DANS NOS MOTS.

C’est écrit page 21. Nous continuons d’écouter la radio, de faire les courses ou de prendre le train mais les mots qu’on prononce ont changé. Ils portent la guerre dans leurs ventres. La guerre et ses obus, ses massacres et ses viols, ses fosses communes et ses immeubles éventrés : ils ont infecté tous les mots qu’on échange en buvant du café avant l’aube, tous ceux qu’on répète en allumant le feu des barricades, à huit heures du matin, pour bloquer toute une ville un jour de grève. Et les mots qu’on prononce à la nuit, avant l’amour et le sommeil si profond que l’amour a provoqué dans nos corps. Eux aussi, les mots qu’on répète en aimant : des parures pénétrées par la guerre de l’armée russe à travers les vingt-quatre régions de l’Ukraine.

★ Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés, Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, éditions Verdier, avril 2023.

© La Taro, barricade sur le périphérique au nord de Nantes, avril 2023.

Extérieur monde, jusqu’à la Sibérie d’Eisner et Kovalev

Vladimir Eisner, In Darkness, Russie, 2000

Vladimir Eisner, In Darkness, Russie, 2000

Extérieur monde est un livre de rencontres, où chaque rencontre ouvre l’horizon vers un monde éloigné. Vers ce genre de contrée qui donne envie de faire son sac pour continuer sa lecture sur le pont d’un tanker, ou dans l’ombre d’un train de marchandises en route vers le nord-est, le grand nord-est d’une Russie engoncée face aux rafales de neige.

Page 72 surgit le nom de Vladimir Eisner et au bout de trois phrases, je rallume mon ordinateur pour chercher le visage de cet homme qu’Olivier Rolin rencontre à Khatanga, « une bourgade du bord de l’océan Arctique» où il vient tout juste de finir sa lecture des Misérables. « On y rencontrait des gens peu banals, tel l’ancien trappeur Vladimir Eisner, originaire d’une famille d’Allemands de la Volga, qui écrivait des récits inspirés de ses expéditions de chasse dans l’estuaire du fleuve Ienisseï durant la nuit polaire – c’est pendant l’hiver que la fourrure des renards bleus et autres zibelines est la plus belle. Je ne peux pas vivre loin d’ici, m’expliquait-il, c’est dans ces régions que se réfugiaient autrefois ceux qui voulaient échapper à la dictature communiste, les gens du Nord sont libres et rudes, son hombres de armas tomar (curieusement, nous conversions en espagnol, langue qu’il avait apprise seul dans une station météo du Grand Nord, observant parfois des aérolithes dont la chute illuminait le ciel noir, parce qu’elle sonnait à ses oreilles comme une langue de pirates, et que c’était celle, selon lui, des oiseaux migrateurs…)»

Vladimir Eisner

Vladimir Eisner

Le Vladimir Eisner dont je trouve le visage en photo est un cinéaste de Novosibirsk, en Sibérie. Il réalise des documentaires sur les Tchouktches, qui vivent à l’extrême orient de la Sibérie. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse du même homme mais je visionne Corral, un de ses films en noir et blanc qu’il a dédié à Robert Flaherty. Eisner y montre la vie quotidienne des Inuits, une poignée d’hommes au milieu des rênes qui sont des centaines tout autour, rassemblés dans un plan large qui montre l’immensité où ils vivent. Et justement, le Vladimir d’Extérieur monde « était intarissable sur les animaux de l’Arctique, chouettes harfangs, élans, ours, loups… » Ce genre d’homme qu’on rêve de rencontrer quand on part voyager au pays des zibelines. « J’avais l’impression de parler avec Jack London – auteur que d’ailleurs Vladimir admirait. » Les visages eux aussi nous apprennent l’art de voyager, d’aller à la rencontre d’une femme ou d’un homme dont on ne sait rien d’autre qu’une photo, en plus de quelques phrases empruntées à un livre.

En l’an 2000, le cinéaste Vladimir Eisner a filmé un accordéoniste aveugle en Sibérie. Il n’a peut-être rien à voir avec l’ancien trappeur d’Olivier Rolin, ce n’est pas grave. Le film ne dure que 25 minutes, mais sur le site d’un festival qui l’avait programmé, je repère cette image qui déclenche aussitôt une attirance dont je ne vais pas me dépêtrer, je le sais. L’image est simple, aussi élémentaire que les photogrammes du Trésor des Iles Chiennes : un seul camion à contre-jour, en route vers les eaux sans navires d’un grand lac où la lumière a tracé deux bandes argentées qui s’étirent jusqu’aux rives. Pourtant, c’est une image qui raconte comment naissent les voyages, la première impulsion quand on ouvre l’atlas en cherchant à nouveau la Sibérie, avant de rouler jusqu’au nord des romans de London et Rolin, vers l’éclat d’une lumière qui serpente dans le soir.

Impossible à oublier, une autre rencontre à la page 98 : « C’était à Magadan, port sur la mer dkhotsk, que Chalamov, dans ses Récits de la Kolyma, appelle « le débarcadère de l’enfer », parce que c’est là qu’arrivaient, transportés à fond de cale dans des conditions effroyables, les malheureux (et malheureuses : il faut lire Le Vertige et Le Ciel de la Kolyma, d’Evguénia Guinzbourg) condamnés à la déportation dans les camps de l’Extrême-Orient sibérien (les bateaux-prisons étaient enregistrés sous l’appellation « transport de marchandises diverses »). La mer, lorsque nous y étions, mon amie Anne et moi, commençait à geler dans la baie de Nagaïevo, elle avait l’apparence d’une purée grise sur laquelle un pâle soleil traînait quelques heures par jour, au ras de l’horizon. Des centaines de milliers de déportés avaient emprunté, escortés par des chiens et des soldats, la route qui montait du rivage vers la ville. Beaucoup n’en reviendraient pas. Je l’ai déjà dit ailleurs, mais je le répète : cette histoire est un peu la nôtre aussi, même si nous ne voulons pas la connaître. Le communisme a été une passion européenne. Sur un mur le long de cette « Nagaïaevskaïa », une main avait écrit un sarcastique Vsie plokha, chto nie Revoloutsiia ?, «Tout va mal, pourquoi pas la Révolution ?» Vassili Kovalev était un petit bonhomme pétulant, volubile, arborant un sourire entièrement métallique, couvert en dépit du froid d’une simple chemise épaisse de bûcheron sur un tricot, coiffé d’un béret basque sur ses cheveux grisonnants – « Tant que les oreilles ne gèlent pas, ça va ».

Vassili Kovalev

Vassili Kovalev

Tout de suite, j’ai cherché le visage de Vassili Kovalev. Et en plus d’une photo, j’ai trouvé des mots pour expliquer la fin de son histoire : « Le dernier survivant du goulag de la Kolyma est décédé ». C’est par ces mots que l’ONG russe Mémorial a annoncé la mort de Vassili Ivanovitch Kovalev, 88 ans, ancien détenu de l’un des plus vastes camps staliniens, situé dans l’extrême orient russe.

Mais Olivier Rolin est un romancier qui ramène plus d’images qu’un simple communiqué de presse d’ONG. Ce qu’il raconte de Kovalev a beaucoup plus de valeur qu’un avis de décès : « Son père, un koulak, avait été fusillé en 1933, alors qu’il avait trois ans. Vassili Ivanovitch avait fait des tas de métiers, docker, marin, ouvrier dans une usine d’embouteillage de vodka… Arrêté en 1952, expédié à la Kolyma, libéré à la mort de Staline, sans doute (j’ai oublié). Sa haine de l’Union soviétique était sans faille – cela peut se comprendre. A travers une ville qui préférait oublier, il nous avait guidés d’un lieu de détention ou d’exécution à un autre. Entre des immeubles lépreux de cinq étages, dans une

Vassili Kovalev

Vassili Kovalev, 2013

cour bordée de garages en tôle : « Ici, on fusillait. Les gens qui habitent tout autour ne le savent pas, ou ne veulent pas le savoir. Tout le monde s’en fout. » Devant une grande esplanade enneigée plantée de sapins : « Il y avait ici une maison dans la cave de laquelle on fusillait. Après, c’est devenu une coopérative de menuiserie, puis elle a fermé, on l’a rasée et on a asphalté, il y a un an. » (Précision utile : dans la Russie stalinienne, « fusiller », rastrelat’, signifie : une balle dans la nuque, à bout touchant.) Vassili Ivanovitch nous avait menés jusqu’à une maison d’un étage en brique. Par un soupirail, on s’était glissés dans le sous-sol. Par terre, une épaisse couche de glace à travers laquelle on distinguait, dans le faisceau de sa lampe, des ferrailles, des vieux pneus, des godasses. Des étoiles de givre au mur et au plafond. Porte métallique, énormes loquets, vestiges d’anciens châlits. Il avait été enfermé ici avec cinquante autres, pendant quatre mois. « On avait deux cents grammes de pain par jour. Personne ne parlait : quand tu parles, tu perds des calories. Des types s’accroupissaient pour mourir, les bras croisés, se balançant, et quand ils ne se balançaient plus, ils étaient morts. » On était montés à l’étage. Une pièce emplie de gravats, de boîtes de conserve vides, de bouteilles : c’était le bureau du chef de camp, un droit commun qui tuait les prisonniers de sa propre main. Les murs étaient couverts d’un plâtre badigeonné de vert et de rouge. J’en avais, je ne sais pas pourquoi, arraché un éclat triangulaire. Il est toujours, scotché, dans le carnet où figure aussi la photo d’identité judiciaire de Vassili Ivanovitch. »

Vassili Kovalev - Васи́лий Ива́нович Ковалёв

Vassili Kovalev – Васи́лий Ива́нович Ковалёв

Et puisqu’il est mort, on ne peut plus lui écrire. J’essaie quand même de continuer à chercher la trace de Kovalev à Magadan. C’est Nicolas Werth qui en parle dans La Route de Kolyma, un livre paru en 2012, six ans avant la mort de l’ancien zek. L’historien y raconte ses recherches en compagnie des membres de l’association Mémorial, aujourd’hui sans cesse harcelée par le Kremlin pour avoir tenté de « sauvegarder la mémoire du Goulag et des répressions staliniennes ». Dans les années cinquante, les déportés mettaient trois à quatre mois pour arriver à Magadan dans des conditions abominables. Et c’est là que part Nicolas Werth, où il rencontre Vassili Kovalev, « fils de koulaks dont la vie (qui semble en contenir plusieurs) est à peine croyable tant sont nombreux les rebondissements dans la persécution, que nous lisons avec émotion et effarement. »

Vassili Kovalev

Vassili Kovalev

Plus loin, on découvre d’autres histoires qui pourraient faire de la vie de Kovalev un roman.: « On peut lire aussi le récit de Vassilii Ivanovitch Kovalev (né en 1930) dont les péripéties stupéfient: vagabondages, arrestations à répétitions, pendaison (par les Allemands) interrompue par «miracle», travail sous fausse identité, camp du Gorlag où il est actif dans la grande grève des détenus (en 1953)!!, transfert de Magadan vers des mines d’or à 500 km, évasion, arrestation pour 25 ans de peine au cours desquels il rédige une Lettre ouverte à l’Organisation des Nations Unies !!! (dont on le soupçonne d’être seulement le prête-nom…), cachot (quatre mois dans une cave où les morts étaient nombreux)… Il est libéré en août 1956. »

Vassili Kovalev, photo DRS-Radchenko

Vassili Kovalev, photo DRS-Radchenko

Pour trouver d’autres images, je tape le nom de Kovalev en russe : Васи́лий Ива́нович Ковалёв. Alors surgit la photo d’identité judiciaire dont parlait Olivier Rolin dans son livre. Avec un peu de patience, les archives auxquelles internet nous permet d’accéder sont à peu près inépuisables et la photo montre le visage de Kovalev en jeune homme, de face et de profil. Elle illustre un article de juillet 2018, paru dans «Весьма» à l’occasion de la mort de Kovalek, avec d’autres photos de l’ancien zek dans la maison de Magadan où il avait été détenu. Par prudence, je recopie le lien, parce qu’on peut aussi s’égarer à l’intérieur du dédale, et j’ai l’impression qu’une partie des archives de Memorial a déjà disparu, effacée avec leur site déclaré hors-la-loi. Il faut aller voir les images prises pour l’article : la photographie a le pouvoir de restituer l’esprit des lieux quand ils continuent d’être hantés, et c’est le cas de ce sous-sol dans le Magadan d’aujourd’hui.
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♦️  Olivier Rolin, Extérieur monde, Gallimard, 2019.
♦️  Vladimir Eisner, In Darkness, Russie, 2000. Chronicles of the time of troubles (ХРОНИКИ СМУТНОГО ВРЕМЕНИ), Russie, 2017
♦️  Et une autre trouvaille par ici. Un article de 2015 dans un journal local, à Magadan, avec deux photos de Kovalev dans la neige, agenouillé face à un monument avec l’étoile de David.
♦️  Un autre article encore ici, sur un site régional de Mémorial à Perm, avec le récit détaillé d’un voyage de cinéastes allemands à Magadan, et d’autres photos de Kovalev :

Les mots d’Akhmatova qu’apporte Sophie Benech

Анна Ахматова - Anna Akhmatova

Анна Ахматова – Anna Akhmatova

Les mots de Sophie Benech, lundi 5 mars 2018, sur son mur. Rien d’autre.
Pas besoin.

Le 5 mars 1953, mourait Staline. C’est aussi un 5 mars, mais en 1966, qu’est morte Anna Akhmatova.
Elle lui avait survécu 13 ans. Elle avait eu cette chance.
Et aujourd’hui, c’est à elle que je préfère penser. Certains laissent derrière eux des cadavres et la mort, d’autres des poèmes et la beauté.

Ржавеет золото и истлевает сталь,
Крошится мрамор — к смерти все готово.
Всего прочнее на земле печаль
И долговечней — царственное слово.

L’or se couvre de rouille, l’acier tombe en poussière,
Et le marbre s’effrite. Tout est prêt pour la mort.
Ce qui résiste le mieux sur terre, c’est la tristesse,
Et ce qui restera, c’est la Parole souveraine.

Анна Ахматова - Anna Akhmatova

Анна Ахматова – Anna Akhmatova

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( ★ Vraiment rien d’autre.
Pas besoin.)
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Entre autres livres, Sophie Benech a traduit Requiem,  d’Anna Akhmatova, aux éditions Interférences :
En Russie, à la fin des années trente, parmi les millions d’innocents arrêtés qui disparaissent dans les cachots et dans les camps, il y a le fils d’Anna Akhmatova, un des grands poètes russes du siècle. Elle compose alors des poèmes qu’elle n’ose même pas confier au papier : des amis sûrs les apprennent par coeur et, pendant des années, se les récitent régulièrement pour ne pas les oublier. En évoquant sa tragédie personnelle, Akhmatova parle au nom de toutes les victimes, et aussi de toutes les femmes qui, comme elle, ont fait la queue pendant des semaines et des mois devant les prisons. Ses vers «formés des pauvres mots recueillis sur leurs lèvres», comptent parmi les plus poignants de la littérature russe. Les dizaines de millions de voix étouffées et brisées qui, grâce à elle, traversent l’espace et le temps pour parvenir jusqu’à nous, résonneront encore longtemps dans la mémoire de la Russie.

 

Peretz Markish et l’histoire du pipeau

Ilya Ehrenbourg devant son portrait par Pablo Picasso

Ilya Ehrenbourg devant son portrait par Pablo Picasso

À Michel Parfenov

Dans les Mémoires d’Ylia Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, on trouve un beau portrait de Peretz Markish, au beau milieu du Livre trois, qui concerne les années 1921-1933 et fut rédigé durant l’hiver 1961.  Ehrenbourg et Markish s’étaient connus à Kiev, revus à Paris puis à Moscou, où ils avaient pris part, avec Vassili Grossman, au Comité antifasciste juif et à la rédaction du Livre noir sur l’extermination scélérate des juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre 1941-1945.

Ilya Grigorievitch Ehrenbourg est né à Kiev, le 27 janvier 1891. C’est à Paris, à partir de 1908, qu’il fréquente les révolutionnaires russes émigrés en partageant la vie d’artistes comme Picasso, Apollinaire ou Francis James. Il y devient journaliste et revient en Russie après la révolution de février 1917, en passant par Kiev et le Caucase. C’est en 1921 qu’il revient à Paris, comme correspondant de la presse soviétique. Il sera l’un des artisans du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, qui se réunit à Paris en 1935, et couvrira pour les Izvestia la Guerre d’Espagne, aux côtés de Hemingway. Il regagne l’URSS en 1940 pour devenir correspondant de guerre dès 1941, aux côtés de Vassili Grossman.  Il obtient deux fois le prix Staline pour ses romans, en 1942 et 1947, et échappe aux persécutions antisémites qui toucheront Peretz Markish et la plupart des autres écrivains du Comité antifasciste juif.

Esther Markish, l'épouse de Peretz

Esther Markish, l’épouse de Peretz

Dans sa préface aux Mémoires, Michel Parfenov précise qu’Esther Markish, la veuve de Peretz, a reproché à Ylia Ehrenbourg de n’avoir rien tenté pour sauver son mari : «Ehrenbourg, bon gré mal gré, à demi-mot, a presque reconnu son rôle de « paravent » et avoué sa lâcheté… Il commence par un mensonge évident : en 1949, à ce qu’il dit, il ne comprenait rien, Staline savait masquer beaucoup de choses. Et pourtant, qu’y avait-il d’incompréhensible pour Ehrenbourg qui avait tant vu et eu tant d’expériences dans sa vie, quand une odeur de sang juif flottait déjà dans l’air et que, par la dimension des répressions, le pays avait déjà dépassé le seuil des années 1936-1938.»

Peretz Markish à Moscou, en 1945

Peretz Markish à Moscou, en 1945

Voici donc les quatre pages qu’Ylia Ehrenbourg a consacrées à la mémoire de Peretz Markish, neuf ans après l’exécution du poète dans les caves de la Loubianka :

« En passant devant La Rotonde, je vis à la terrasse un visage connu. C’était le poète Peretz Markish que j’avais connu à Vienne. Il était difficile de ne pas le remarquer, car son beau visage inspiré se détachait dans n’importe quel environnement. Boris Lavrenev assurait que Markish ressemblait à Byron. Peut-être, mais peut-être ressemblait-il seulement à cette image du poète romantique qui ressort de centaines de toiles ou de dessins, de poèmes, de l’air d’une autre époque. Markish n’était pas seulement romantique dans sa poésie. Ses cheveux bouclaient de façon romantique, son port de tête était romantique (il ne portait pas de cravate et son col était toujours ouvert). Et cet air adolescent, qu’il conserva jusqu’à la mort, était lui aussi romantique.

Oyzer Warszawski

Oyzer Warszawski, Memorial Book of Sochaczew, p. 257

Il y avait à la même table que lui un écrivain juif polonais, Warszawski, et un peintre dont j’ai oublié le nom. Je connaissais Warszawski par son roman, Les Contrebandiers, qui avait été traduit en plusieurs langues. Il était timide et parlait peu. Le peintre, au contraire, parlait sans arrêt des expositions, des critiques, de la difficulté de vivre à Paris. Il était bessarabien et était arrivé depuis peu de temps à Paris, il travaillait comme peintre en bâtiment, et peignait des paysages à ses heures de loisir. Je ne sais plus si c’est Waszarwski ou le peintre qui a raconté l’histoire du pipeau. C’était une légende hassidique (les hassidim étaient une secte mystique qui s’était soulevée au XVIIIe siècle contre les rabbins et les riches hypocrites). Je me suis souvenu de cette légende et l’ai incluse par la suite dans mon roman La Vie tumultueuse de Lazik Roitschwanets. Ce livre est peu connu, et je vais raconter cette histoire.

Portrait d'Ylia Ehrenbourg par Henri Matisse, 1946

Portrait d’Ylia Ehrenbourg par Henri Matiise, 1946

Dans un shetl de Volhynie, il y avait un célèbre zadik, c’est-à-dire un juste. Dans ce shetl, comme partout, il y avait des riches qui prêtaient de l’argent à intérêts, des propriétaires, des marchands, , il y avait des gens qui rêvaient de s’enrichir par n’importe quel moyen. En bref, il y avait beaucoup de mécréants. C’était le jour du Grand Pardon où, selon les croyances des Juifs religieux, Dieu juge les hommes et décide de leur destin. Ce jour-là, ils ne boivent ni ne mangent jusqu’à ce que se lève l’étoile du soir et que les rabbins les laissent partir de la synagogue. Le zadik priait Dieu de pardonner aux hommes leurs péchés, mais Dieu faisait la sourde oreille. Soudain, un pipeau brisa le silence. Parmi les pauvres qui se tenaient au fond, il y avait un tailleur avec son petit garçon de cinq ans. Le gamin était las des prières, et il se rappela qu’il avait dans sa poche un pipeau à un sou que son père lui avait acheté la veille. Tout le monde se jeta sur le tailleur. C’était à cause de bêtises comme ça que le Seigneur châtiait le shetl. Mais le zadik vit que le Dieu vengeur n’avait pu s’empêcher de sourire.

Vladimir Maïakovski

Vladimir Maïakovski

Voilà toute la légende. Elle avait ému Markish, et il s’était écrié : «Mais c’est de l’art qu’il est question !» Ensuite, nous nous sommes levés et avons regagné nos pénates. Markish m’accompagna jusqu’au coin, et soudains (nous parlions de tout autre chose), il dit : «À présent, un pipeau ne suffit pas, il faut la trompette de Maïakovski…»

Il me semble que cette phrase explique qu’il ait connu tant d’années difficiles. Il n’était pas fait pour les slogans bruyants, ni pour les poèmes épiques, c’était un poète avec un pipeau qui émettait des sons purs et perçants. Mais il n’y avait pas eu de Dieu inventé capable de sourire, et le siècle était bruyant, et les oreilles des gens, parfois, ne distinguaient pas la musique.

Il y a toujours eu beaucoup de versificateurs, et ils se sont multipliés lorsque la production de vers est devenue un métier. Markish, lui, était un poète. Il est évidemment difficile de juger de poésie en traduction, et je ne connais pas le yiddish, mais à chaque fois que je lui ai parlé, j’ai été frappé par sa nature. Il interprétait les grands événements et les détails de la vie en poète. Ce n’est pas seulement ma propre impression, des gens très différents les uns des autres me l’ont dit aussi, Alexis Tolstoï, Tuwim, Jean-Richard Bloch, Zabolotski, Nezval.

Il n’avait pas peur des sujets ressassés, il parlait souvent de ce dont avaient parlé tous les poètes du monde. La forêt en automne :

Les feuilles ne bruissent pas dans une mystérieuse angoisse
Mais, recroquevillées, gisent et sommeillent au vent.
Soudain en voilà une qui, réveillée, s’en est allée sur la route
Chercher sa tanière, semblable à une souris dorée.
Une larme de la bien-aimée :
Elle ne tombe pas de tes cils,
Mais demeure, tremblante, entre tes paupières,
En elle le monde quitte ses frontières,
Et dans les profondeurs, la pupille brillante s’élargit.

C’était un maître, et il travaillait sans cesse. On peut dire de lui ce qu’il disait d’un vieux tailleur :

Que pouvait-il encore apporter ici,
À ces villages reculés ?
Des années piquées,
Une aiguille poussée.

Peretz Markish par Marc Chagall

Portrait de Peretz Markish par Marc Chagall, 1923

Markish ne se détournait pas de la vie. Il n’acceptait pas seulement son époque, il l’aimait passionnément. Il écrivait des poèmes épiques sur la construction, sur la guerre. C’était un homme extraordinairement pur, et il protégeait jalousement ce qu’il aimait de l’ombre du doute. Il était soviétique de la tête aux pieds et, bien que nous appartenions à la même génération (il avait quatre ans de moins que moi), je m’émerveillais de son caractère entier. Il avait vu des pogroms, il avait vécu en Pologne en pleine montée de l’antisémitisme, mais il n’y avait pas en lui une ombre de nationalisme, même pas celui de la souris qui sait que les chats s’étirent sur le plancher au-dessus d’elle. S’il faut donner un exemple d’internationalisme, on peut sans crainte le citer.

Les critiques ont noté que l’on sentait parfois dans ses œuvres de la tristesse, de l’amertume, de l’angoisse. Pouvait-il en être autrement ? L’un de ses premiers poèmes, «Le Tas», est consacré au pogrom de Gorodichtché. J’ai lu récemment une traduction d’un roman inédit qu’il a achevé peu de temps avant d’être tué, c’est une chronique des souffrances, de la lutte et de l’anéantissement du ghetto de Varsovie.

Mais je ne veux pas me limiter à la référence à l’époque. Il faut aussi parler de la structure du poète. Je citerai un dialogue qui a eu lieu il y a très longtemps entre deux poètes espagnols, Rabbi Shem Tov et le marquis de Santillane. Les Juifs et les Arabes ont introduit dans la poésie espagnole les vers gnomiques, de brèves sentences philosophiques. L’un de ces poètes était Rabbi Shem Tov. Le roi Pierre-le-Cruel, qui souffrait d’insomnie, lui avait commandé des vers. Le poète avait appelé son livre Conseils, et il commençait par la consolation suivante :

Il n’est rien au monde
Qui croisse sans cesse.
Lorsque la lune est pleine
Elle commence à décroître.

Bien des décennies plus tard, un poète de cour, le marquis de Santillane, écrivit l’épigramme suivante :

De même que le bon vin est parfois gardé
dans un mauvais tonneau
La vérité sort parfois de la bouche des Juifs.

Rabbi Shem Tov semble prophétiser :

Lorsque le monde a été créé,
Le monde a été partagé :
Les uns ont eu le bon vin
Et les autres la soif.

Markish n’appartenait pas aux poètes du bon vin, mais à ceux aux lèvres sèches. De là cette teinture à peine perceptible d’amertume qui apparaît parfois dans ses vers pleins de joie de vivre.

Je le voyais rarement. Nous vivions dans des mondes différents, mais chaque fois que je rencontrais Markish, je sentais que j’avais devant moi un homme merveilleux, un poète et un révolutionnaire, qui n’offenserait jamais personne, ne trahirait pas ses amis, ne se détournerait pas de de ceux auxquels un malheur était arrivé.

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Peretz Markish lisant son appel, en août 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Je me souviens d’un meeting qui avait eu lieu à Moscou en août 1941, et qui avait été retransmis par la radio en Amérique. À ce meeting avaient pris la parole Peretz Markish, Sergueï Eisenstein, Salomon Mikhoëls (1), Piotr Kapitsa (2) et moi. Markish avait lancé un appel passionné aux Juifs américains pour qu’ils exigent que les Etats-Unis combattent le fascisme (l’Amérique était encore neutre à cette époque).

Je vis Markish pour la dernière fois le 23 janvier 1949 à l’Union des écrivains, aux obsèques du poète Mikhaïl Golodny. Markish me serra la main avec tristesse. Nous nous regardâmes longuement, essayant de deviner qui tirerait le mauvais numéro.
Peretz Markish fut arrêté quatre jours plus tard, le 27 janvier 1949, et il est mort le 12 août 1952 (3).

Comme tous les gens qui ont rencontré Markish, je pense à lui avec une tendresse presque superstitieuse. Je me souviens de ses vers :

Deux oiseaux morts tombèrent à terre
Le coup était réussi. Qu’y a-t-il de mieux que la terre ?
Ici, dans ce pays ensoleillé et béni,
Il faut tomber, si c’est le destin ! C’est ce qu’il me semble…
Je me mis en route, allons-y, tu entends, allons-y !
Bon, il est tombé. Ne regrette rien,
Il faut voler, si c’est le destin. Comme la lumière est éblouissante !
Les étendues sont vastes, elles n’ont pas de fin.

Il est difficile de se faire à l’idée qu’on a tué un poète.
Mais dans ces jours lointains où j’ai rencontré Markish, jeune et inspiré, à Montparnasse, il parlait du pipeau d’un enfant et de la voix de tonnerre de Maïakovski, il mesurait son destin. Pour moi, il était la preuve que l’on ne peut pas séparer une époque de sa poésie :

Je t’ai hissé sur mes épaules,
Ô siècle !
Je t’ai mis, en guise de ceinture,
Une larde ceinture de pierre.
La route monte en un énorme escarpement,
Et je dois l’escalader.
À travers les hurlements du vent, les tourbillons de neige
Je monte… Beaucoup périssent
Au milieu des congères…

Non, il n’était pas un naïf rêveur ni un fanatique aveugle, le pipeau touchait les lèvres sèches d’un homme adulte et courageux.»

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Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, éditions Parangon/Vs, 2008

Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie

Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, Lyon, Parangon/Vs, 2008, traduit du russe par Michèle Kahn, préface de Michel Parfenov, pages 494 à 498.

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(1) Salomon Mikhoëls (1890-1948), acteur et metteur en scène, directeur du théâtre juif de Moscou, président du Comité antifasciste juif, assassiné sur ordre de Staline en 1948.
(2) Piotr Kapitsa (1894-1984), physicien soviétique, lauréat du prix Nobel en 1978.
(3) Ce jour-là, Markish fut fusillé en compagnie d’autres personnalités éminentes de la culture juive, parmi lesquelles I. Kitko, D. Bergelson, D. Hofestein.

 

Peretz Markish dans les poubelles de l’Europe

 

À Gaëlle Fernandez Bravo

Peretz Markish street, Pollonye, Ukraine

Rue Peretz Markish à Pollonoye, en Ukraine

Quelqu’un avait jeté l’anthologie de la poésie yiddish à la poubelle, à Sète. Je trouve ça nul. Qu’un abruti puisse condamner d’un seul geste «Le Miroir d’un peuple» – c’est l’autre titre que l’éditeur avait donné à cette anthologie de plus de 600 pages – à la poubelle et à la destruction par le feu, c’est monstrueux et banal à la fois. Mais quand même j’avais eu de la chance. J’avais trouvé le livre alors qu’il faisait nuit, une nuit sans lune et sans la moindre étoile. Je l’avais emporté avec moi malgré les salissures, et oublié sur ma table, dans la maison abandonnée. Plus tard, j’avais nettoyé la couverture du livre avec un peu d’eau tiède, puis je l’avais rangé dans une caisse à vin qui me sert d’étagère, juste à côté de ces poèmes qu’Uri Orlev avait écrits dans son enfance, enfermé derrière les barbelés de Bergen-Belsen. Un livre un peu sacré dans ma bibliothèque, et pour plusieurs raisons que je ne sais pas toutes expliquer. L’une des raisons, la plus ancienne, c’est que les poèmes aient été traduits par Sabine Huynh, qui est poète et vit sa vie de mère et d’écrivain à Tel Aviv, pendant qu’Uri Orlev écrit des livres pour les enfants à Jerusalem.

Peretz Markish par Marc Chagall

Portrait de Peretz Markish par Marc Chagall, 1923

J’ai pensé à cet exemplaire d’Anne Frank que Tibishane m’avait ramené d’une poubelle d’Arles. Ça m’avait mis en colère qu’on puisse jeter ce livre-là, précisément ce livre-là qu’avait écrit une enfant juive avant d’être arrachée à son enfance. Ce journal a toujours eu quelque chose de sacré à mes yeux. Le balancer aux ordures était un geste sacrilège et Tibishane, en l’extirpant des sacs de déchets, avait endossé le rôle d’un sauveur imprévu. Et Tibishane est d’abord ferrailleur : il fouille le soir dans les poubelles pour y trouver de l’or. Et s’il n’y a pas d’or au moins un peu de cuivre. Et s’il n’y a pas de cuivre au moins des livres qu’il me ramène comme un cadeau de tous les soirs.

Peretz Markish

Peretz Markish

Dans les poubelles des villes du sud, il y a des poèmes écrits par des Juifs, des romans écrits par des Russes encore en vie, des Antillais en exil ou des Arabes en colère, des autobiographies venues d’Inde et d’Afrique ou des chroniques écrites à Istanbul, le monde est devenu littérature jetée à la poubelle et la littérature coule dans mes veines. L’immense bibliothèque des répudiés du monde entier se trouve dans ces tas d’épluchures et d’emballages déchirés que les éboueurs emportent dans leurs camions jusqu’aux incinérateurs de déchets.

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Hier matin, j’ai décidé d’ouvrir l’Anthologie de la poésie yiddish. Et de commencer à lire des poèmes, ceux de Peretz Markish que je ne connaissais pas. Parce qu’il y a des cigognes dans deux de ses poèmes, et j’ai pris ça pour un signal, une sorte de seuil par où j’allais pouvoir entrer dans les poèmes d’un inconnu.

Premier poème, un fragment de Chutes de neige :

Tempête aux milliers d’ailes
Agrippe en tes griffes mon ventre
— À l’altitude des cigognes
Dans l’éblouissement s’embrase ma tour blanche —
Ni l’argile, ni la brique,
Et ni les mains, ni les chaînes
— De blanches filles écumantes,
Des plumes extirpées des ventres
Et vers les bas s’agenouillent les hauts
— Je suis de nouveau
Je suis de nouveau !…
Tempête aux milliers d’haleines
Sur ma gorge un entrelacs blanc
— Tourbillonnez blancs incendies
Plus vite, vents, toujours plus vite
Cils de l’orage en rage, émiettez-moi,
Vent, allume les lunes blanches
— Versez par les bouches, versez par les outres,
Répandez par-devant, répandez par-derrière
Blanc soufflet et blanc forgeron,
Je suis de nouveau,
Je suis de nouveau !…

Peretz Markish

Peretz Markish

Choisis et traduits par Charles Dobzynski, qui est poète lui aussi, j’ai l’impression que chaque poème de Markish a gardé une grande part de sa puissance en français. C’est la magie des grands passeurs. Dans l’anthologie, il y a une vingtaine de poèmes de Markish, juste assez pour commencer à fasciner. Par exemple Les Amants du ghetto, qui commence par deux vers en coup de poing :

Frénésie pour le sang et le vin. La nuit tombe
Soudain sur le ghetto : C’est la nuit du bourreau —

Esther Markish, l'épouse de Peretz

Esther Markish, l’épouse de Peretz

Chaque poème a ses flammèches à l’intérieur des mots, petite lumière à partager. Et puis il y a des incendies, ils habitent eux aussi dans sa langue. Ne serait-ce que sa devise, que j’ai trouvée sur le site d’Esprits nomades.  le site de Gil Pressnitzer : «Par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles.» Comment ne pas faire le lien avec la langue stellaire de Khlebnikov, celle qu’il cherchait dans les méandres de la Volga et jusqu’au Kazakhstan. Ils sont nés à dix ans d’intervalle. Khlebnikov en 1885 dans la steppe, pas très loin d’Astrakhan. Markish en 1895 à Pollonoye, une petite ville d’Ukraine où aujourd’hui, on peut trouver une rue Peretz Markish. Ils ont pu se connaître tous les deux. Ils étaient à Moscou à peu près aux mêmes dates. J’ai cherché dans les photos, si je tombais sur leurs visages côte à côte. Rien trouvé. Je chercherai encore.

Peretz Markish lors de l'enterrement de son ami, le comédien Solomon Mikhoels, en janvier 1948

Peretz Markish lors de l’enterrement de son ami, le comédien Solomon Mikhoels, en janvier 1948

En 1952, Markish a été tué d’une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka. C’est le portail de ce haut-lieu de la terreur que Piotr Pavlenski avait incendié, dans la nuit du dimanche 8  novembre 2015. Markish avait croupi trois années en prison, avant d’être condamné à mort et aujourd’hui, c’est Pavlenski qui est enfermé dans une cellule de Fleury-Mérogis, pour avoir mis le feu à un bâtiment de la Banque de France. Comme tous les poètes yiddish du Comité juif antifasciste, Markish était accusé de nationalisme juif dans un pays malade de la paranoïa du Kremlin. «Le groupe yiddish au sein de l’Union des écrivains était de proportion modeste, écrit Myriam Anissimov dans sa biographie de Vassili Grossman : quarante-cinq écrivains à Moscou, vingt-six à Kiev et six à Minsk. Cinquante-deux d’entre eux allaient payer de leur vie le fait d’être juifs, d’écrire dans une langue juive et d’avoir été membres du Comité juif antifasciste.»

Mais à mesure que je lis les poèmes de Markish, je sais que leur beauté aura plus d’importance à l’avenir que la pauvre folie de Staline. Sinon pourquoi est-ce qu’on écrit des poèmes ?

Je recopie encore un fragment de l’anthologie, pris à Tombée de la nuit.

Une cigogne de bois, le bec longiligne
Se tient, tube aspirant, au bord du puits du soir,
Sur un long pied décharné
Picorant, d’un chant craquetant
La lune toute nue, sur un plateau bleu…
Écorchés tout entiers les cieux,
Tailladés et troués
Par la douleur au loin de l’aboiement des chiens
Et par le pas des mots martèlement ténu
Mais les rues se divisent — leur tension se brise en silence
Et les maisons — par-dessus les toits aux yeux de nuées
Jouent timides, plus bas, plus bas.

Regard de Peretz Markish

Regard de Peretz Markish

Et enlisant Gil Pressnitzer, j’apprends que Markish a été l’ami de Chagall, et ça me fait plaisir d’imaginer ces deux-là discutant, à Paris, pendant que Chagall dessinait le très beau visage de Markish à trente ans. Les poèmes de Peretz ne forment pas encore ce continent d’Eurasie qu’ils deviendront plus tard, avec ses fleuves et ses mers intérieures, mais Markish écrit déjà beaucoup, des poèmes avant tout mais aussi un scénario, des romans et des articles. Un seul roman a été traduit en français, toujours par Dobzynski, mais il est aujourd’hui épuisé. Je vais continuer de chercher ses poèmes, les recopier à l’intérieur d’Un cahier rouge.  Je crois qu’il y a des traductions en anglais, des textes aussi en russe, mais la plupart des grands poèmes des années trente ont été écrits en yiddish.

Il ne faut pas laisser Markish dans l’ombre que notre oubli dessine au fil des jours. Et empêcher qu’on puisse jeter  ses poèmes à la poubelle. Comme un autodafé en douce. Qu’on fasse au moins une loi, en Europe, pour interdire que les poèmes yiddish des poètes assassinés par Staline puissent finir dans un incinérateur de déchets.

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Anthologie de la poésie yiddish, Le Miroir d’un peuple. Présentation, choix et traduction de Charles Dobzynski, Poésie Gallimard, 2000.

Des centaines de milliers d’histoires toutes différentes

Se-questo-è-un-uomo-Primo-Levi-recensione-flaneri.com_-395x600Je savais qu’en commençant à lire Si c’est un homme, j’allais être ébranlé par ce récit que Primo Levi avait ramené de l’enfer. Et j’avais sûrement raison d’avoir un peu peur. Et peur depuis longtemps. Le regard de Levi sur l’expérience du Lager commence par un poème qui est avant tout une mise en garde. Gravez ces mots dans votre cœur. Si c’est un homme qui meurt pour un oui pour un non. N’oubliez pas que cela fut. Si c’est une femme, les yeux vides et le sein froid. Pensez-y chez vous, dans la rue. Sinon votre maison s’écroulera. Sinon la maladie vous prendra. Et les mots qu’il faut graver dans sa mémoire sont sans appel. En 1944, les maîtres d’Auschwitz étaient nazis et SS, aux ordres du IIIe Reich. Mais en lisant Si c’est un homme on pense aussi aux nouveaux maîtres du désastre, celui que racontent les journaux d’aujourd’hui.  On pense aux prisons de Damas ou de Guantanamo, aux camps de travail de Mordovie, au sud-est de Moscou. On pense aussi aux prisons de Turquie surpeuplées d’opposants, aux Centres de Rétention Administrative en France et aux Antilles, où l’on enferme des étrangers et des enfants sans aucune décision judiciaire. Ces nouveaux Lager s’intègrent à un monde ultraviolent, façonné à leur mesure par de nouveaux maîtres du désastre qui n’ont plus besoin d’être SS pour banaliser la démolition d’un homme emprisonné. Il faudra d’immenses écrivains pour trouver le courage de raconter la terreur maintenant décuplée, vécue jour après jour par les détenus de plus en plus nombreux du nouvel ordre ultra-capitaliste.

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît: nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèvent jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devons trouver en nous la force nécessaire pour que nous derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. » (Si c’est un homme)

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Tombe d’un migrant noyé en mer, au cimetière de Catane.

Et je pense à ces tombes, simples et pourtant imposantes, des tombes liées au silence que le maire de Catane a fait tailler pour les migrants noyés en mer, quand personne ne connaissait leur âge ou seulement leur prénom. Ces migrants sont morts dans le plus grand anonymat, écrit Maryline Baumard, dans un article du Monde en 2016. «Ils ont vécu leurs derniers instants dans un canot à côté de gens qu’ils n’ont parfois connu que le temps de l’attente sur une plage libyenne ou égyptienne, ou ont péri, glacés et seuls au milieu des eaux salées.»

Au cimetière de Catane, sur la pierre des dix-huit tombes, un vers d’un poème de Wole Soyinka – Migrant – dont j’ai cherché une traduction en français, sans parvenir à la trouver. « C’est un poème court, explique Enzo Bianco, le maire de Catane. Aussi chaque tombe a son vers, précise-t-il. C’est une bien petite chose, sans doute, que j’ai faite là, mais j’en suis fier. » Ces tombes sont l’absolu contraire des fosses communes d’Auschwitz.

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© Maryline Baumard

Je suis sûr qu’Enzo Bianco a lu Si c’est un homme, lui aussi, quand il se bat pour que l’Europe adopte une politique un peu humaine en faveur des migrants. Ils sont nombreux, sûrement, les Italiens nés dans les années 50 à avoir reçu le récit de Primo Levi, paru deux ans après la fin de la guerre, comme un enseignement. Mais lui n’a pas oublié la mise en garde à la fin du poème : Que votre maison s’écroule si vous ne gravez pas ces mots dans votre cœur.

Les histoires des noyés du cimetière de Catane ont été égarées, impossibles à reconstituer. Leurs corps reposent à l’abri d’une sépulture où le poème de Soyinka remplace les noms et prénoms, les dates de naissance et de mort, mais leurs histoires manquent à nos mémoires déjà saturées de tous ces noms que l’actualité nous impose : 41m5cUqmHXL._SX331_BO1,204,203,200_les noms des dirigeants et des maîtres du désastre sont partout, ceux des noyés se sont perdus dans les profondeurs d’une mer endeuillée. Dans Si c’est un homme, Primo Levi tente le geste inverse et ramène à nos mémoires le nom de Resnyk, un prisonnier polonais de trente ans dont il partage le lit, à l’intérieur du Block 45 : « Il m’a raconté son histoire, et aujourd’hui je l’ai oubliée, mais c’était à coup sûr une histoire douloureuse, cruelle et touchante, comme le sont toutes nos histoires, des centaines de milliers d’histoires toutes différentes et toutes pleines d’une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous nous les racontons entre nous : elles se sont déroulées en Norvège, en Italie, en Algérie, en Ukraine, et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d’une nouvelle Bible ?»

C’est le travail de patience des romanciers, aujourd’hui, que de recoudre ces histoires simples et incompréhensibles qui se sont perdues dans les eaux de la Méditerranée. Wole Soyinka, Marie Rajablat, Erri de Luca et d’autres ont commencé ce long travail d’écriture dont nous avons besoin pour sortir de la nuit de l’Europe.

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SI C’EST UN HOMME

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non,
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver,
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

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Contre Iouri Dmitriev, les bourreaux défendent les bourreaux

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Iouri Dmitriev

Quand j’ai entendu la première fois parler de Iouri Dmitriev, c’était dans un roman d’Olivier Rolin, Le Météorologue. Dmitriev y était ce personnage absolument magnifique qui avait la particularité d’appartenir à la réalité russe d’aujourd’hui, et d’être encore en vie. «À présent, notre guide va être Iouri Dmitriev, un de ces personnages comme il semble que seule la Russie peut en produire. La première fois que je le rencontre, c’est dans une baraque à l’intérieur d’une zone industrielle en ruine entourée de hauts murs, à la lisière de Pétrozavodsk, la capitale de la  Carélie. Portiques rouillés, montagnes de pneus usagés, tuyauteries tordues, tas de vieilles gaines d’amiante, carcasses automobiles, sous des nuages bas qui semblent érafler les cheminées de briques : Iouri est le gardien de ces lieux où se concentre et s’épure une qualité d’abandon qui caractérise nombre de paysages urbains ou périurbains russes. Émacié, barbe et cheveux gris tenus par un catogan, vêtu d’une vieille veste de treillis de l’armée, il promène au milieu des épaves une dégaine de fol-en-christ mâtiné de vieux pirate pomore. « En 1989, raconte-t-il, une excavatrice a déterré par hasard un tas d’ossements humains. Les fonctionnaires locaux, les chefs militaires, la Procurature, tout le monde est venu voir, personne ne savait que faire, personne ne voulait prendre de responsabilités. Si vous n’avez pas le temps, ai-je dit, moi je vais m’en occuper. Il a fallu deux ans pour prouver qu’il s’agissait de victimes des « répressions » (c’est ainsi qu’on désigne ces massacres en Russie, répressia). On les a enterrés dans l’ancien cimetière de Pétrozavodsk. Après la cérémonie, mon père m’a avoué que son père avait été arrêté et fusillé en trente-huit. Jusque-là, on me disait que le grand-père était mort, point. lors est venu le désir de connaître le destin de ces gens, et j’ai commencé à travailler, avec Ivan Tchoukine dont j’étais l’adjoint, au Livre de la mémoire de Carélie, qui réunit des notices sur quinze mille victimes de la Terreur. Pendant plusieurs années, je suis allé travailler aux archives du FSB. Je n’avais pas le droit de photocopier, donc j’apportais un dictaphone pour dicter les noms et les recopier à la maison. Pendant quatre ou cinq ans, je me suis couché avec un seul mot en tête : « rastrelian, fusillé ». Et un jour de mars 1997, on a mis une autre table dans le local des archives, pour un couple qui recherchait le dossier Matveïev et enquêtait sur l’histoire du convoi des Solovki. C’était Irina et Véniamine Ioffé. Nous avons décidé de réunir nos efforts et l’été suivant, en juillet 1997, on est allé sur le terrain, avec ma fille et la chienne Sorcière

Par la suite, le roman d’Olivier Rolin raconte les recherches menées par le trio, d’abord aidé par des soldats russes. Le romancier décrit ensuite un lieu difficile d’accès, Sandarmokh, «le marais de Zacharie», au bout d’une route en terre. «Sur un rocher, à l’entrée du site, aujourd’hui, cette seule inscription : Lioudi, nié oubivaïtié droug drouga, «Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres.» C’est là qu’en 1997, Iouri Dmitriev va exhumer 236 fosses communes renfermant les restes de 9.000 fusillés. En 2003, il découvre les lieux d’inhumation de plusieurs milliers de détenus morts lors de la construction du canal Baltique-Mer Blanche (1931-1933). En 2006, les fosses communes où étaient jetés les morts et les fusillés du camp des Solovki.

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Nicolas Werth

En décembre 2016, Iouri Dmitriev a été jeté en prison sur la base d’un dossier qui semble monté de toute pièce. En janvier 2017, dans une tribune publiée par Libération, l’historien Nicolas Werth lançait un appel pour la libération de Dmitriev. En avril, Piotr Pavlenski attirait lui aussi l’attention sur la manière dont le régime russe tente de réduire l’historien au silence. Au mois de juin, c’était au tour de Ludmila Oulitskaïa de lancer un appel, que nous reprenons ici, dans Un cahier rouge.

Messieurs et camarades !
Ce n’est pas à ceux qui défendent Iouri Dmitriev que je m’adresse, c’est à ceux qui le persécutent. Autrefois, nous pensions que les gens se divisaient en bourreaux et en victimes, mais il s’avère que c’est plus bien compliqué : dans chaque personne, il y a à la fois un bourreau et une victime. Et ce que nous voulons devenir dépend de notre choix personnel, du choix de chacun de nous.

L’histoire montre que le pouvoir n’offrait aux bourreaux aucune garantie de longue vie, dans les fosses communes reposent ensemble aussi bien les victimes que les bourreaux devenus victimes par la volonté du pouvoir.

Iouri Dmitriev, qui vit en Carélie, une terre remplie d’innocents qui ont été exécutés et dont le souvenir a presque disparu, a voulu faire une chose très simple : rendre leurs noms à tous ces gens. « Un homme doit être enterré comme un être humain», ce sont ses mots, et depuis des décennies, il ne fait que cela. Il y a consacré sa vie.

Je m’adresse à ceux qui le persécutent à cause de cela. Je veux que vous sachiez QUI vous persécutez.

L’orthodoxie russe a une particularité : parmi nos saints, outre des guerriers qui ont versé beaucoup de sang et perpétré de nombreux crimes (il y en a des comme ça!), figurent de nombreux « fols-en-Christ », ces saints ascètes qui passent pour des simples d’esprit et qui, sous couvert de folie, dénoncent les tares de ce monde.

Regardez ce qui se passe : dans cette parodie de justice qui se déroule aujourd’hui, n’est-ce pas cette singularité emblématique de l’orthodoxie qui se fait jour?

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Iouri Alekseïevitch Dmitriev

Voilà un homme dévêtu, pieds nus, un simple d’esprit d’après les critères de ce monde, d’une franchise allant jusqu’à la grossièreté, un « anargyre », un homme totalement désintéressé dans ce monde de profits, qui a entrepris d’accomplir un exploit dépassant les forces d’une seule personne, et qui s’acquitte de cette tâche tout seul – pour nous tous, pour vous tous.

Et pour cette raison, on l’a arrêté, on l’a enfermé dans une cellule d’isolement, et on rend « une justice inique ».

C’est cette même justice qui, dans les années 30, représentée par des « troïka » et des « dvoïka », a condamné à mort des centaines de milliers de nos compatriotes – nos grands-parents, à vous et moi.
Et l’affaire pour laquelle on essaye de le condamner est aussi fausse que les centaines de milliers d’affaires qui sont conservées dans les archives du KGB des années 30, lesquelles ne sont toujours pas ouvertes à ce jour.

Les bourreaux défendent les bourreaux. Et ils le font selon un vieux procédé éprouvé : en recourant à des accusations mensongères. Cette fois, ils se sont servi non d’un de ces chefs d’accusation banals dont le KGB est coutumier – l’espionnage au profit du Japon, de l’Empire romain ou de l’Atlantide, ou encore l’intention d’éliminer tous les dirigeants du Parti et du gouvernement à l’aide d’une poudre empoisonnée – mais de quelque chose de plus moderne : la pédophilie.

On s’est introduit chez lui, on a volé dans son ordinateur toutes les données concernant les inhumations, et on a trouvé quelques photographies d’une enfant nue, des photos destinées aux organes de tutelle et témoignant du fait que sa fille adoptive, qui souffrait de dystrophie quand il l’avait prise dans un orphelinat, se remettait, qu’elle grandissait, se développait et était en bonne santé. Elle travaille bien en classe, c’est devenu une sportive, elle aime beaucoup sa sœur aînée et adore son père…

Dmitriev a été arrêté, et sa fille adoptive attend le retour de son père… Il reviendra, si un tribunal complaisant ne lui colle pas dix ans de prison.

Messieurs et camarades ! Savez-vous ce que vous êtes en train de faire ? Vous êtes en train de travailler à la glorification d’un nouveau saint russe. Le cercueil de Basile-le-Bienheureux, un fol-en-Christ lui aussi, fut suivi par d’illustres boyards qu’il n’avait cessé de démasquer et dont il se moquait, il fut suivi par Ivan le Terrible en personne, qui redoutait ses accusations.

Aujourd’hui encore, il y a sur la place Rouge une église portant le nom de Basile-le-Bienheureux. Alors qu’il n’y pas de monument à Ivan le Terrible ni à son «opritchnik» Maliouta Skouratov – et j’espère qu’il n’y en aura jamais.

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Ludmila Oulitskaïa

Songez qu’il existe aussi sur le polygone de Boutovo, l’un des charniers de la Grande Terreur près de Moscou, une église des Nouveaux-Martyrs-russes, ces martyrs qui ont été exécutés dans les années 30 par une certaine organisation sanguinaire.

Vos persécutions sont une pierre que vous apportez aux fondements d’une future église à la mémoire de ceux qui veulent maintenant honorer le souvenir de ceux que vous tuez. Vous portez témoignage pour eux, vous les glorifiez pour les temps à venir.

Messieurs et camarades ! Ouvrez vos yeux ! Ouvrez vos oreilles !
Tant que nous sommes en vie, nous avons la liberté de choisir – être des bourreaux, ou ne pas en être.

Ce que Iouri Dmitriev nous dit avant tout, c’est : « Ne vous tuez pas les uns les autres ! » »

Ludmila Oulitskaïa, juin 2017
Traduit du russe par Sophie Benech

Elena Vladimirova, le grand poème de la Kolyma

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Elena Lvovna Vladimirova, Kolyma, 1944

Le soir du 31 décembre 1944, juste après avoir été condamnée à mourir fusillée, Elena Lvovna Vladimirova s’adressa à ses juges, au tribunal militaire de Magadan en Kolyma : « Vous avez enfin la possibilité de me juger non pas d’après les insinuations des provocateurs, mais d’après des vers que je déclare en effet être les miens. Je suis prévenue que vous me condamnez à être fusillée : c’est une haute reconnaissance de ma poésie. En tant que communiste, j’avoue néanmoins que je veux vivre. Je veux vivre, ne serait-ce que pour raconter un jour vos crimes au peuple soviétique. » Elle avait 42 ans, et sa poésie demeure un monument que personne, en France, n’avait encore songé à traduire. C’est un autre poète, Jean-Baptiste Para, l’auteur de La Faim des ombres, qui eut l’idée de partir sur les traces d’Elena Lvovna, morte en 1962, l’année de ses soixante ans. Il en a ramené différents documents, et des fragments de ce poème dont on ne connaissait que quelques vers.

Ce que Jean-Baptiste Para nous apprend d’elle a de quoi construire une mythologie imprévue, une légende encore incertaine mais qui manquait à notre connaissance de la littérature russe. Trois mois après sa condamnation, la peine de mort d’Elena Vladimirova fut commuée en quinze ans de travaux forcés. En avril 1945, elle quitta le couloir de la mort pour le camp de Nijni-Boutougytchag, où le secteur des femmes portait un nom français plutôt inattendu en ces lieux : La Bacchante. Elena y intégra une brigade théâtrale et continua d’y écrire ses poèmes, qu’elle devait apprendre par cœur pour empêcher leur disparition au cours d’une saisie. « Je n’avais recours au papier que pendant le temps nécessaire à la mémorisation des nouvelles sections — pour cela je n’inscrivais que les premières lettres de chaque vers —, après quoi je jetais le papier. Au final l’ensemble était substantiel — environ quatre mille vers. Mais à bien des égards, il me laissait insatisfaite. Remanier tout cela dans ma tête ? Il me semblait que c’était hors de portée. Néanmoins je m’y suis mise — et je l’ai fait. C’était encore plus difficile que d’« écrire ». Travail de scribe stakhanoviste. La clandestinité du poème, son extrême précarité dans les méandres d’une seule mémoire, ont forcé Elena Lvovna à ciseler une forme ramassée sur elle-même, une épure aussi dense que possible :

J’écris sur la vie dans les mines,
Les rations de pain, les cabans troués,
Sur le pouvoir brutal du poing
Et la pitoyable tribu des prisonniers.
Sur les jours muets du camp
Où ils sont des milliers.
J’écris sur la génération morte
De ceux qui se taisent pour toujours.
J’écris au nom des vivants
Pour qu’en cohorte muette et affligée
Ils ne franchissent pas à leur tourmentes
Les portes ténébreuses du camp.

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Elena Lvovna Vladimirova

C’est un destin étonnant que connaîtront les quatre mille vers de Kolyma. Le témoignage qu’ils composent raconte le sort des victimes de la Grande Terreur en Union soviétique. D’abord incarcérée en 1936 dans la prison de Tcheliabinsk, dans l’Oural, après l’arrestation de Léonid Sirkine, son mari qui sera fusillé sans procès, Elena Vladimirova est condamnée à dix ans de travaux forcés et envoyée en Kolyma. C’est là qu’elle commence à composer son grand poème. En 1944, elle apprend la mort de sa fille dans la bataille de Stalingrad et rédige le manifeste d’un groupe communiste clandestin : « Le prétendu socialisme de Staline à la lumière du léninisme ». Tout le reste des années de goulag, elle les consacre à composer l’immense poème pour raconter l’existence des « zeks », ses compagnons de malheur dans les mines de la Kolyma. Un texte rude, sans fioritures et sans lyrisme, qui n’avait pas de traduction en langue française.

Si Jean-Baptiste Para est parti en quête des écrits d’Elena Vladimirova, c’est pour avoir lu d’elle quelques vers, en exergue d’un chapitre du gros livre d’Anne Applebaum, Goulag : une histoire. Alors merci à lui, qui a ramené et traduit plusieurs pages de Kolyma pour la revue Europe, dont il est aussi le rédacteur en chef. Dans une courte biographie, il retrace le destin de cette femme et finit par ces phrases, qui expliquent à elles seules l’importance du poème Kolyma : « Elena Vladimirova a porté témoignage non par des souvenirs écrits après l’infernale épreuve à laquelle elle a survécu, mais par un poème écrit par à-coups après les dures journées d’abattage, de débardage dans les forêts de la Kolyma, ou après les longues marches dans la neige sur le chemin du camp :

Nous étions sous la garde des chiens
Et de ces faces autoritaires
Dont la stupidité épaisse
Est aussi terrible qu’un mur de prison.

Elle n’a jamais pensé inscrire son nom dans l’histoire de la littérature, mais elle a pris tous les risques pour dénoncer l’horreur, en hâter la fin et rendre impossible la répétition de ce qu’elle voyait. »

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Elena Lvovna Vladimirova

Le plus étonnant, c’est qu’après avoir survécu au goulag, et trois ans après la mort de Staline, Elena Vladimirova continuait de croire encore au projet soviétique, suffisamment pour apporter son grand poème, son œuvre majeur au Comité Central, à Moscou, et y lire ses vers à voix haute devant une commission qui lui rendit hommage et la réintégra au sein du parti. À partir de là, elle a envoyé son poème aux délégués du XXème Congrès du PCUS, ce fameux congrès où le rapport secret de Nikita Khrouchtchev dressa le bilan des crimes de Staline. Si bien que le poème d’Elena Lvovna prit place parmi les documents censés permettre d’en finir avec la monstruosité de « l’alternance par le meurtre », et d’en revenir aux grands principes du léninisme révolutionnaire.

Difficile d’imaginer les vers de Kolyma lus et relus par la commission que Piotr Pospelov dirigea, pour rassembler les pièces du rapport secret. Que pensèrent-ils des images qu’Elena Vladimirova taillait au couteau, l’une après l’autre, jusqu’à atteindre cet état d’envoûtement traumatique qui empoigne le lecteur d’aujourd’hui ? Comme l’image hallucinée de cet orchestre « dissonant, sauvage, aigre, cinglant, » luttant contre le gel de l’enfer sibérien :

Tout autour régnait le silence,
Celui qu’on ne trouve que dans la mort,
La glace polaire, les fondrières du sommeil
Et le chagrin… Sans remarquer le calme
Des camarades qui se mettaient en route,
Matveï, plongé dans ses pensées,
A franchi les portes avec eux.
Et soudain, frappé de stupeur,
Il s’est retourné.
Presque inconcevable en ces lieux,
Dissonant, sauvage, aigre, cinglant,
Comme du fer-blanc tintant sur du fer-blanc
Un orchestre jouait.
Sa béquille plantée dans la neige,
Transi dans sa vareuse déchirée,
Un unijambiste frappait
La peau tendue d’un tambour.
A ses côtés un clarinettiste
Aussi jaune et osseux qu’un cadavre
Soufflait dans son instrument
Pareil au bec noir d’un oiseau immense.
Il était flanqué de deux trompettistes
Dont les lèvres colorées d’un bleu de mort
S’abouchaient aux cuivres, scintillants colosses
Chauffés à blanc par le froid cruel.
Ils ressemblaient à des fantômes
Réunis dans la pénombre glacée de l’aube
Pour emplir jusqu’au bout la vie
D’un incomparable délire.

Traduites à travers la langue d’un poète, les visions d’Elena Vladimirova sont d’un éclat abrupt, images hallucinées qu’on porte ensuite à l’intérieur du ventre, dans l’ombre d’un repli sans nom où viennent aussi se nouer la peur et la hantise. Comme si d’un seul coup, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov avaient trouvé un équivalent en vers, un monument symétrique et racontant la même folie humaine. Une folie revenue menacer dans les camps surpeuplés de la Russie d’aujourd’hui, dans les prisons turques ou les cellules de Guantanamo.

Pourtant, malgré ces deux reconnaissances officielles, hautement politiques, le poème Kolyma ne sera pas donné à lire aux lecteurs d’URSS, pas même publié au sein d’une revue littéraire, dont les abonnés se comptaient par centaines de milliers. Seuls des fragments en paraîtront en samizdat, en juin 1965, dans Političeskij dnevnik. En janvier 2016, d’autres fragments sont donc parus en France, un événement littéraire qui répare aussi une injustice, en sortant Elena Vladimirova de ce long purgatoire qui nous avait rendus trop longtemps ignorants d’une puissance d’évocation hors du commun.

Autre étape dans le chemin d’une reconnaissance : Elena Vladimirova est l’une des figures du dernier livre de Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, paru en février 2017. Le portrait d’une femme, Jenny ou Eugénie Plocki, « femme-écho » dont l’histoire résonne de sa rencontre avec Charlotte Delbo. Et c’est la force d’un récit, que de lier à travers une mémoire les vies d’Elena Vladimirova avec celles de Scolastique Mukasonga ou de Charlotte Delbo. C’est ici que le travail du roman, en s’attelant au lent « récit d’une vie », prend une tessiture intime et humaine, chargée d’une présence si fragile qu’aucune photographie, aucune archive ne pourrait restituer de manière aussi troublante.

T.

  • Elena Vladimirova, Kolyma, revue Europe, « Témoigner en littérature », n°1041-1042, janvier-février 2016, p. 61-76 : présentation d’Elena Vladimirova par Jean-Baptiste Para ; Deux témoignages sur Elena Vladimirova (Valery Ladeïchtchikov et Olga Adamova-Sliozberg) ; « À mes amis », d’Elena Vladimirova, 1956 ; « Kolyma », Extraits, d’Elena Vladimirova.
  • Anne Applebaum, Goulag : une histoire, traduit par P.E. Dauzat, Paris, Grasset, 2005.
  • Ouvrages de Jean-Baptiste Para :
    – Arcanes de l’ermite et du monde, Temps actuels/Messidor, 1985
    – Une semaine dans la vie de Mona Grembo, MEET, 1986
    Atlantes, Arcane 17, 1991
    Longa tibi exilia, Editions Æncrages & Co, 1990
    Le Jeûne des yeux et autres exercices du regard, éd. du Rocher, 2000
    La Faim des ombres, Editions Obsidiane, 2006
    Pierre Reverdy, CultureFrance, 2007
  • Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, éditions Grasset, 2017, 176 p.

 

Piotr Pavlenski et le «piège de miel» du FSB

Depuis 2012, Piotr Pavlenski invente un art politique qui ressemble à une riposte intransigeante face aux propagandes du pouvoir en Russie. Ses actions lui ont valu plusieurs emprisonnements et une hospitalisation psychiatrique, comme aux beaux jours de la terreur soviétique. Mais en janvier 2017, suite aux manœuvres du FSB pour salir l’artiste, il a fini par demander l’asile politique à la France. Quelques jours après son arrivée, il intervenait au théâtre du Rond-Point, dans le cadre d’une soirée organisée par Mediapart. C’est le texte de son intervention que nous reproduisons ici, traduit par Lidia Stark.

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Piotr Pavlenski, Paris, rue de la Roquette, février 2017 © Tieri Briet

Cela fait à peine une semaine que je suis en France, et je suis obligé de passer par une interprète. Je vais essayer d’être bref. Tout d’abord je suis heureux d’être ici et je suis ravi de vous voir ici. J’ai écouté très attentivement les intervenants qui ont parlé de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui. Et je constate que la Russie est aujourd’hui très présente dans le monde entier, elle intervient dans beaucoup de pays et conduit une politique extérieure extrêmement agressive. Vous savez un peu ce que la Russie fait sur le plan international ; je vous parlerai ce soir de ce qui se passe sur le plan national, et notamment comment la Russie détruit sa propre culture.

Je fais de l’art politique. Comment j’interprète l’art ? L’art, c’est tout d’abord le sens, et tout un travail avec ses sens. Quand je parle du sens, je parle du sens de la vie humaine, du sens de l’existence. On se pose la question : est-ce que l’homme doit être dans un état de soumission permanente ? Est-ce que l’homme doit être un matériau biologique pour l’Etat ? Ou bien, on a le choix, la vie doit être une libération. Le sens de la vie est de se libérer de cette soumission qui transforme cette existence en celle d’un bétail.

Je me suis lancé dans l’art politique en Russie en 2012. Et déjà, en 2013, j’ai ressenti cette confrontation avec le pouvoir, qui a débuté par une confrontation bureaucratique. Tout d’abord il s’agissait d’accusations mineures, administratives, sans véritable poursuites judiciaires. Ensuite les accusations sont devenues pénales. Les poursuites, les amendes, les restrictions sont devenues de plus en plus dures. Je me suis retrouvé dans la situation où je devais me présenter chez le juge dès son premier appel, et je ne devais pas quitter ma ville de résidence. Au bout de quelques années, ces menaces sont devenues réelles et j’ai été emprisonné pendant sept mois. Ce qui m’a conduit en prison, c’est le fait d’avoir montré ouvertement où se trouvait le véritable centre du pouvoir en Russie.

Je n’ai fait que rappeler ce fait puisque tout le monde est conscient que le pouvoir en Russie est concentré dans une seule structure de force, le FSB, l’ancien KGB russe. Le FSB forme des groupes militaires et paramilitaires, envoyés à l’étranger pour déclencher des conflits, ce qui a été le cas en Ukraine. C’est une organisation qui prend ses racines dans la terreur rouge. Cet état d’esprit est de plus en plus institutionnalisé.

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Piotr Pavlenski, Paris, rue de la Roquette, février 2017 © Tieri Briet

Le président actuel de la Russie, Poutine, est ce que j’appelle « la tête qui parle du FSB ». C’est un ancien collaborateur du FSB, et le fait qu’il soit aujourd’hui président de la Russie signifie que cette organisation se sente suffisamment en confiance, suffisamment légitime pour s’exprimer à travers son porte-parole, Poutine.

J’ai passé sept mois en prison et à mon grand étonnement, j’ai été libéré. J’ai été condamné à une amende et, pour avoir atteint à ce qu’il y a de plus sacré aujourd’hui au centre du pouvoir, je m’en suis très bien sorti. Et lorsque j’ai été libéré, on a entendu de nombreuses voix dire « Mais regardez, c’est un État humaniste, regardez comment il a été traité ! » « Cet homme a porté atteinte à ce qu’il y a de plus précieux et il a été pratiquement gracié ! » Mais cette libération de prison n’était qu’un élément à l’intérieur de toute une opération. D’autres pas ont été faits ensuite. Lorsque je me suis retrouvé en liberté, j’ai été approché par des personnes soit disant sympathisantes, qui me proposaient de passer à l’étape suivante, de faire des choses d’ampleur. Ils avaient, me disaient-ils, l’accès aux armes. « On pourrait prendre le Kremlin ! » Mais l’art et le terrorisme, ce sont deux choses bien distinctes. Lorsque je recevais ce genre de propositions, je disais que non, ce n’est pas mon terrain d’action, il faut aller voir quelqu’un d’autre. Il était évident qu’il s’agissait d’une provocation, et j’avais toutes les chances de subir le même sort que Oleg Sentsov, qui est emprisonné aujourd’hui en Crimée, et des terroristes de Crimée. Je ne voulais pas suivre ce chemin.

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Piotr Pavlenski, Paris, rue de la Roquette, février 2017 © Tieri Briet

Ensuite le pouvoir a fait un autre pas. Un pas inattendu aussi pour moi que pour mes proches. Mon amie la plus proche, Oksana Shalygina et moi, avons toujours revendiqué la liberté des relations. Nous avons toujours parlé du refus de l’institution du mariage et de la fidélité. Nous avons toujours considéré qu’il n’y avait rien de plus cynique que de déclarer une autre personne comme sa propriété. Nous n’avons jamais caché cette position, nous étions très clairs là-dessus. Au mois de septembre 2016, peu de temps après ma libération, nous avons été approchés par une jeune femme. Elle était comédienne dans un théâtre soit-disant d’opposition, si bien que nous n’avons pas eu de soupçons. Nous avons lié une relation avec elle. Elle a passé une soirée chez nous et par la suite, a déclaré avoir subi des violences sexuelles en réunion. Il n’y a jamais eu aucune violence. Il s’agissait simplement d’une délation de sa part. Il y a aujourd’hui une tendance très claire en Russie à accuser les opposants. Il s’agit toujours d’accusations que l’on qualifie de « sales ».

En 2014, les services secrets ont porté leur attention sur Vladimir Bukovsky. En 2016, il y a eu une histoire similaire avec le président de l’association Mémorial de Carélie, Iouri Dmitriev. Il faut savoir que Mémorial est une association russe qui fait des recherches sur l’époque stalinienne, qu’elle publie les noms de ceux qui ont commis les crimes pendant cette époque. Donc une personne de 60 ans, dont la réputation est irréprochable, a été déclarée comme fabriquant de la pornographie avec les enfants. À l’époque soviétique, le KGB employait les mêmes moyens : à l’époque, cela s’appelait « le piège de miel ». Je dois quand même reconnaître que vis-à-vis de moi, cette action du pouvoir a été une réussite. On peut constater la renaissance de la pratique de la délation en Russie, qui est devenue un outil pour nous pousser à l’exil. Mon amie la plus proche et moi n’avions pas de biens, n’étions pas liés par une institution, il était donc difficile de nous influencer. Ainsi, l’Etat a utilisé notre négation du mariage pour l’interpréter comme une violence contre l’individu. Aujourd’hui la délation a subi une évolution en Russie. On ne peut plus accuser quelqu’un de propagande anti-soviétique par exemple. La délation permet d’assurer le contrôle total sur toutes les sphères de la vie d’un homme. Il faut comprendre une chose, c’est que le totalitarisme, ce ne sont pas les camps. Le totalitarisme, ce sont des millions et des millions de citoyens qui sont prêts à écrire une lettre de délation.

Nadejda Tolokonnikova, premier jour de prison

pg-38-pussy-riot-1-apJeune philosophe rêvant de révolution au pays des révolutions mortes, Nadejda Tolokonnikova fonde les Pussy Riot à 21 ans pour défendre, par une stratégie arrachée aux Sex Pistols et aux manifestes situationnistes, l’égalité des sexes et la liberté absolue d’exprimer sa pensée. Très vite, les Pussy Riot subissent une répression politique habituelle en Russie, et c’est pour les défendre que Piotr Pavlenski se coud les lèvres de fil noir, face au tribunal de justice qui allait condamner les trois jeunes femmes aux travaux forcés, revenant aux logiques périmées du Goulag soviétique.

Nous publions les écrits de Nadejda Tolokonnikova dans Un cahier rouge, parce qu’ils en appellent à une insurrection de la pensée contre tous les pouvoirs, et qu’ils racontent au quotidien une lutte pour la liberté totale d’expression, une liberté de plus en plus menacée en Europe et aux Etats-Unis, en Turquie et au Moyen-Orient, en Afrique autant qu’en Asie. Si les équipes dirigeantes du Kremlin et de la Maison blanche prétendent nous asservir, si les €urocrates et les ministres de l’Intérieur européens pensent nous endormir à coups d’état d’urgence, pendant qu’à Ankara et à Damas l’AKP et le clan el-Assad continuent de massacrer leurs populations prises au piège, nous appelons à incendier les vestiges d’un pouvoir qui n’est plus qu’une nuisance dans nos vies partageuses, comme Piotr Pavlenski avait pu mettre le feu aux portes du FSB, seul dans la nuit moscovite.

T.

« Féminisme et féministe sont des mots injurieux et inconvenants. », a déclaré la victime, le gardien de la cathédrale du Christ-Sauveur, Beloglazov, lors du procès des Pussy Riot.

Puisque c’est comme ça, jure autant que tu peux. Crache des insultes, sois inconvenant.

Je n’avais jamais su, auparavant, faire des pompes comme un homme, en touchant le sol de la poitrine. En prison, j’ai appris. Lors des promenades, je m’impose des centaines d’exercices épuisants. Et ensuite, je vais à la salle de sport, je me mets aux haltères, au home trainer, j’enseigne aux autres à boxer, je travaille les chutes.

Le Journaliste : Une dernière question. Que regrettez-vous le plus dans votre vie, que considérez-vous comme une erreur que vous aimeriez ne plus jamais commettre ?

V. Poutine : Je vais être tout à fait franc avec vous, là maintenant, il n’y a rien qui me revienne à l’esprit. Visiblement, Dieu a bâti ma vie de telle manière que je n’ai rien à regretter.

Le journaliste : Vous êtes un homme heureux.

V. Poutine : Gloire à toi, Seigneur.

L’État, c’est simplement des fonctionnaires, des employés de bureau que nous payons. Pas des patrons. Des sous-fifres. Ce qu’on demande à un fonctionnaire, c’est d’être consciencieux, discret et modeste, de rendre compte de chacun des ses actes. S’il ne le fait pas – au revoir ! – on en embauche un autre.

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Une gardienne face à une détenue dans une serre du camp de Krasnoyarsk, en Sibérie, le 5 septembre 2007. © Ilya Naymushin

Je me lève avec difficulté pour aller pisser. J’ai une faim atroce. Mon estomac rêve de nourriture, et ce rêve contamine mon cerveau.

 

Premier jour en prison.

Les toilettes se résument à un trou puant percé bizarrement dans une sorte de piédestal en carrelage. Au plafond, juste au-dessus du trou, est fixée une caméra de surveillance. Rincez-vous l’œil, enfoirés. Je baisse mon pantalon et m’accroupis.

– Petit déjeuner ! Petit déjeuner !

Le volet du guichet de ma porte de cellule se rabat avec fracas.

– On prend le petit déjeuner !
– Je refuse.
– On le prend quand même !
– Non, pas moi. Je fais la grève de la faim.
– Mais tu vas voter ?
– Oui, bien sûr, dis-je d’un ton vif.
– On se prépare alors, on s’habille, on fait son lit.

Une demi-heure plus tard, la nouvelle de ma grève de la faim est parvenue jusqu’au directeur de la maison d’arrêt, et on me conduit à son bureau. Juste après que j’ai voté.

– Arrête ça tout de suite avec moi. Reprends ta déclaration, de toute façon je ne la signerai pas.

Le directeur ne dissimule pas l’irritation que lui cause ma lettre.

– Vous êtes obligé de l’accepter. Et je ne changerai pas d’avis.
– Allons, tu vois bien que tout ça ne sert à rien, non ?
– Ma décision est prise.
– Tu te rends compte au moins de comment tu te conduis, là ?
– Et comment ?
– Comme une… une révolutionnaire, tiens.
– Très flatteur.
– Alors quoi, on se remet à manger ?
– Non.

On me ramène à ma cellule. Lumière crue qui pique les yeux et odeur de chiottes sales.

Nadejda Tolokonnikova, How to start a revolution, 2015, traduit du russe par Paul Lequesne