La paix viendra des Somaliennes

Face au vieil écrivain, la jeune mère qui tend la main pour mendier n’a pas prononcé un seul mot. Mais sa bouche s’est durcie, ses yeux se sont baissés sur la paume claire qu’elle continue de tendre vers l’homme âgé, pendant qu’il cherche une pièce ou un billet à lui donner.

Avant sa venue, la main est longtemps restée vide et Nuruddin Farah le sait. Il imagine les doigts ouverts depuis des heures et c’est une image douloureuse qui se forme en travers de sa pensée. Un peu de la poussière du désert a recouvert les veines de son poignet à elle. Il l’a reconnue de loin. Elle est la plus jeune dans l’alignement des mendiantes et c’est immédiat, comme un reflet inespéré dans son regard de vieil exilé, il a contemplé sa beauté et enfoui dans le creux de sa main les derniers billets qu’il a pu trouver.

Alors elle incline un peu son visage, on pourrait croire à un salut mais ce n’est pas saluer qu’elle veut. Plutôt esquiver son regard de vieil homme attristé. Elle ferme les paupières en répétant trois mots d’une prière silencieuse, les trois seuls en arabe qu’elle ait retenus du Coran. D’anciens mots de l’enfance devenus talismans dans l’exil. Maintenant, elle pense que prier l’a protégée dans sa fuite. Aujourd’hui, le vieil écrivain qui a fui son pays lui aussi peut deviner qu’elle n’a rien d’autre que les mots d’une prière pour affronter les mauvais coups. Dans les rues de Mombasa, trois mots d’arabe veillent sur l’aîné de ses garçons qui va avoir douze ans, qui a déjà envie d’une arme pour aller tuer.

Sans un ancien pour veiller sur leurs vies, les gamins apprennent très vite à monnayer quelques grammes de qaat en échange de violence. Nuruddin le sait ça aussi. La survie à l’intérieur des camps de réfugiés se négocie trop souvent à ce prix. Et depuis le temps qu’il fuit, depuis le temps qu’il écrit des articles et des livres, il a fini par apprendre au moins ça : l’existence qui est faite aux enfants somalis en exil n’est pas acceptable.Il faut fuir. Il l’a raconté dans ses romans. Il a décrit ce peuple d’enfants accourant par centaines, les yeux fous quand un camion de ravitaillement remonte l’allée d’un camp dans le nord du Kenya. Le plus étonnant, c’est qu’il ait su l’écrire à travers les yeux d’une femme dont le visage et le prénom sont ceux de la mendiante.

Le vieil écrivain ne raconte le monde que par la voix des somaliennes, elles qui même à l’intérieur de leur famille n’ont pas le droit à la parole. La mère de Nuruddin Farah est morte. Et menacé de mort dans son pays, il n’a pas pu assister aux funérailles. Mais il n’a pas oublié qu’à l’intérieur des poèmes de sa mère, la Somalie est une femme. Elle, la jeune mère qui lui fait face les yeux baissés. Il la regarde incliner son visage vers le sol pour mendier, puis replacer son voile jaune et rouge pour dissimuler ses cheveux. Il essaie de deviner à ses vêtements si elle vient du Hiiraan ou d’une autre province plus au nord, ravagée par l’armée éthiopienne.

Il s’agenouille face à la jeune mère qui mendie. Il a quelque chose à lui dire. Il veut lui raconter qu’à Paris, porte de la Chapelle, une femme vient de mourir dans la rue d’être seule. Exilée, abandonnée et violentée depuis des mois par l’administration et la police française. Elle était Somalienne.

C’est le mardi 2 avril qu’on a retrouvé son corps déjà raidi sous le pont de l’échangeur du périphérique nord, un corps humain recroquevillé sous une couverture trempée d’urine et de pluie à l’intérieur d’une petit tente, un sac à main serré entre ses bras. Nuruddin est écrivain et il veut raconter toute l’histoire de sa vie. Parce que c’était une femme âgée, qu’elle s’est beaucoup battue avant de succomber dans ce pays maudit. Enfermée dehors depuis des mois, dans les rues de Paris, la capitale de la France qui refuse d’accueillir. Chaque matin, elle était réveillée à coups de pied par des fonctionnaires de police, juste avant qu’ils ne pulvérisent lui du gaz en plein visage. Sans comprendre leur violence, elle continuait d’essayer de survivre, dans la peur absolue des coups qu’elle recevait.

Nuruddin veut écrire son histoire pour qu’en France, les responsables politiques qui organisent la mort et la torture des sans-papiers soient eux aussi emprisonnés. Il croit encore à la justice internationale. Il pense que la vieille femme venue de Somalie avait encore des droits humains, et que les policiers de La Chapelle ne sont rien d’autre que des tortionnaires qu’il faut juger, eux aussi, devant un tribunal compétent et nécessaire. Je suis comme Nuruddin Farah, je crois encore en la justice des hommes, dans l’importance de raconter.

Face à la jeune mendiante, Nuruddin ajoute qu’à Paris, le Collectif de la Chapelle a organisé une cérémonie funèbre en mémoire de la femme morte. C’est le plus important. Leur deuil, leur rage resteront la seule réponse humaine face à un crime d’Etat. En mémoire de tous les exilés que l’Etat français a laissé mourir à ses frontières, dans les neiges des montagnes ou dans les vagues de la Méditerranée. En mémoire de tous ceux qu’elle a poussés au suicide dans les centres de rétention administrative. En mémoire d’une Somalienne abandonnée jusqu’à la mort dans les rues de Paris.

La cérémonie a eu lieu un dimanche, le 21 avril 2019, porte de la Chapelle.

Tieri Briet