Annie Ernaux & Marc Marie, cet arrangement né du désir et du hasard

Annie Ernaux & Marc Marie, L'usage de la photo Couverture de l'édition en folio
Annie Ernaux & Marc Marie, L’usage de la photo Couverture de l’édition en folio

Sur la couverture, deux noms sont écrits côte à côte. Celui d’Annie Ernaux et celui de l’homme qu’elle a rencontré, Marc Marie, son amant le temps d’un livre, de mars 2003 à janvier 2004. C’est le livre d’un couple et non pas d’un duo, l’un ne s’est pas chargé du texte pendant que l’autre fabriquait les images, comme on fait d’habitude les livres photo. Non, ici ils sont tous les deux aux textes et aux photos, maîtres d’une cérémonie amoureuse et sexuelle où les photos, au nombre de quatorze, enregistrent le fouillis d’habits et de chaussures jetés au sol avant l’étreinte, « cet arrangement né du désir et du hasard, voué à la disparition  ».

« De geste spontané, l’acte de photographier est devenu rituel.»¹

Les corps seront donc absents des clichés. La scène sexuelle qui a suivi l’abandon des vêtements n’est pas non plus racontée. C’est une autre scène qui se joue dans le temps des récits à deux voix, celle du cancer dont souffre Annie Ernaux, de la thérapie jusqu’à l’opération.

Annie Ernaux, premier feuillet recto du journal d’écriture de Passion simple

Annie Ernaux, premier feuillet recto du journal d’écriture de Passion simple

« Les photos mentent, toujours », écrit Marc Marie au 25 décembre.²

« Ici je suis morte », répond l’amante, et ce n’est pas un mensonge.³ Si les photographies sont vouées au mensonge, l’écriture d’Ernaux tente avant tout de dévoiler que la mort, la menace de la mort accompagne le rituel des amants. La puissance du récit, la profondeur romanesque des notations après coup proviennent en grande partie de cette volonté de tout dire, de ne rien cacher au lecteur. L’expérience de lire en devient inquiétante, partie prenante d’un jeu d’exhibition dont le malaise demeure longtemps après la lecture achevée. « Durant plusieurs mois, nous ferons ménage à trois, la mort, A., et moi.» 4 « Comme si l’écriture des photos autorisait celle du cancer. Qu’il y ait un lien entre les deux.» 5

Si Annie Ernaux continue d’apparaître dans la presse, de publier d’autres livres après L’usage de la photo, c’est parce qu’elle a survécu à cette histoire. Les années, son dernier roman, devient alors l’ouvrage d’une survivante, et ses phrases y prennent la force des sentences, un caractère ultime et peut-être apaisé, un peu miraculeux. Son visage de femme aujourd’hui vient frapper, mis à nu après avoir affronté la mort annoncée, un visage en offrande.

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L’usage de la photo, détail

Pendant le temps, neuf mois, où se prenaient ces « photos amoureuses » 6, le corps d’Annie Ernaux « a été investi et photographié des quantités de fois sous toutes les coutures et par toutes les techniques existantes (Mammographie, drill-biopsie du sein, échographie des seins, du foie, de la vésicule (…). J’en oublie sûrement)». L’expérience des « photos amoureuses », qu’elle prend plaisir à décrire et scruter, vient faire barrage l’invasion des clichés médicaux, qu’elle se refuse à voir.

Le livre ne raconte qu’une tentative, celle d’un dispositif amoureux de photos et de textes. Avec application, à force de désir et de patience, le fragile dispositif parviendra à écarter l’obsession de la mort : pouvoir de la photolittérature et des « organisations inconnues d’écriture ». 7

Tieri Briet

Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, Gallimard, 2005 Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008

Annie Ernaux et Marc Marie, entretien
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(1) L’usage de la photo, folio, p. 41, la composition du couloir.
(2) L’usage de la photo, folio, p. 182, dans le miroir.
(3) L’usage de la photo, folio, p. 188, le paradoxe de la photo.
(4) L’usage de la photo, folio, p. 103, spectateurs accidentels.
(5) L’usage de la photo, folio, p. 76, les grandes vacances.
(6) L’expression photo amoureuse est prise au livre d’Hervé Guibert, L’image fantôme, Minuit, 1981
(7) L’usage de la photo, folio, p. 76, les grandes vacances.