L’écriture est une arme

Marie Van Moere, Cherbourg, novembre 2014

A Brigitte Poulain

Tu m’as demandé un texte et c’est une lettre que je t’écris. Je ne sais pas si tu m’en voudras, ou si c’est un sourire qui viendra à tes lèvres en parcourant ces quelques mots. Je ne sais plus écrire autre chose que des lettres. Ecrire sans m’adresser à quelqu’un d’encore vivant dans ma pensée, je n’y arrive plus. Et toi tu es vivante.

Brigitte, l’écriture est une arme et je sais que tu sais. Toi, il y a sûrement longtemps que tu as compris l’évidence. Quelle autre arme avons-nous pour défendre la condition humaine, la vie menacée de ceux qui s’épuisent à survivre ? L’écriture est la seule arme qui nous reste, aussi fatale qu’un obus tiré dans la façade d’une maison tchétchène. Toi, à mon avis, tu l’as toujours plus ou moins su, consciente aussi qu’il valait mieux ne pas le crier sur les toits.

Sinon, tu n’aurais pas invité ces auteurs, tous plus ou moins en colère, et qui ont en commun d’utiliser l’écriture comme un matériau hautement explosif. Il n’y a qu’à lire une seule page de Petite Louve, le roman de Marie Van Moere, pour se rendre compte qu’elle pèse chaque mot pour qu’il frappe au plus juste. Les femmes n’en peuvent plus d’être victimes, alors elles ripostent. C’est la vengeance d’une mère qui fait naître le récit : Tu as violé ma fille alors je vais devoir te massacrer, et tant pis pour la suite. La suite est une cavale où les mots frappent : « L’une des quatre danseuses portait un masque blasé qui lui donnait un air supérieur, de quoi faire envie à Ari, qu’elle crie encore après avoir feint d’être une viande froide. » Ce genre de phrases qui ne font pas de cadeau et laissent des plaies difficiles à soigner.

Dans le genre explosif, Ricardo Montserrat est une espèce d’expert qui a fait ses armes au Chili, quand Pinochet y faisait régner la culture de la mort. Ce n’est pas la pire des écoles quand on a décidé de transformer la littérature en technique de guerilla. J’ai de l’admiration pour le travail de Ricardo, sa manière d’écrire avec les sans-voix, qu’ils soient chômeurs à Lorient ou demandeurs d’asile en Belgique. Bien sûr qu’il a raison. C’est là qu’il faut aller fourbir ses armes, c’est-à-dire les écrire à plusieurs. Partager les mots qui racontent l’individu face aux violences systématiques. Jusqu’à ce tour de force qu’est Naz, une pièce qu’il a imaginée pour faire entendre la violence des extrémistes, leur parole où le nazisme revient tourner le couteau dans la plaie.

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Julien Delmaire, Cherbourg, octobre 2014

Et puis il y a Julien Delmaire, qui écrit de longs poèmes insurrectionnels qu’il vient lancer sur scène. La poésie est une déflagration, dit Julien, et il en appelle aux poètes insurgés, aux poèmes-molotov pour exploser la parole collective, la propagande intégrée par ceux-là mêmes qui la subissent. A toi je peux le dire, Brigitte, j’étais plutôt fier que tu penses à m’associer à une pareille équipe, ce genre d’écrivains qui n’ont pas peur d’aller au combat. Et je voulais t’en remercier.

Mercurielles N° 14 Du Corps en littérature Cherbourg, janvier 2015

Mais toi non plus tu n’as pas peur. C’est vrai, tu nous invites à Cherbourg pour partager l’écriture dans les lycées et la prison, les centres de formation et la Maison pour tous, pour qu’en atelier on partage l’envie d’en découdre à partir d’une langue qu’on reprendrait à l’ennemi, une langue anti-administrative, une langue anti-autoritaire, une langue anti-dépressive qui réapprend à dire sa violence légitime face à ce que les psychiatres appellent, de plus en plus, un « effondrement psycho-social ». Parce que c’est une catastrophe humaine dont ils parlent, les psychiatres, cette espèce de ravage mal écrit que la désespérance produit dans une Europe barricadée. Et que l’écriture demeure une arme pour ceux qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

[ Lettre à Brigitte Poulain pour le N° 14 des Mercurielles, Du Corps en littérature, Cherbourg, janvier 2015 ]