Peretz Markish et l’histoire du pipeau

Ilya Ehrenbourg devant son portrait par Pablo Picasso

Ilya Ehrenbourg devant son portrait par Pablo Picasso

À Michel Parfenov

Dans les Mémoires d’Ylia Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, on trouve un beau portrait de Peretz Markish, au beau milieu du Livre trois, qui concerne les années 1921-1933 et fut rédigé durant l’hiver 1961.  Ehrenbourg et Markish s’étaient connus à Kiev, revus à Paris puis à Moscou, où ils avaient pris part, avec Vassili Grossman, au Comité antifasciste juif et à la rédaction du Livre noir sur l’extermination scélérate des juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre 1941-1945.

Ilya Grigorievitch Ehrenbourg est né à Kiev, le 27 janvier 1891. C’est à Paris, à partir de 1908, qu’il fréquente les révolutionnaires russes émigrés en partageant la vie d’artistes comme Picasso, Apollinaire ou Francis James. Il y devient journaliste et revient en Russie après la révolution de février 1917, en passant par Kiev et le Caucase. C’est en 1921 qu’il revient à Paris, comme correspondant de la presse soviétique. Il sera l’un des artisans du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, qui se réunit à Paris en 1935, et couvrira pour les Izvestia la Guerre d’Espagne, aux côtés de Hemingway. Il regagne l’URSS en 1940 pour devenir correspondant de guerre dès 1941, aux côtés de Vassili Grossman.  Il obtient deux fois le prix Staline pour ses romans, en 1942 et 1947, et échappe aux persécutions antisémites qui toucheront Peretz Markish et la plupart des autres écrivains du Comité antifasciste juif.

Esther Markish, l'épouse de Peretz

Esther Markish, l’épouse de Peretz

Dans sa préface aux Mémoires, Michel Parfenov précise qu’Esther Markish, la veuve de Peretz, a reproché à Ylia Ehrenbourg de n’avoir rien tenté pour sauver son mari : «Ehrenbourg, bon gré mal gré, à demi-mot, a presque reconnu son rôle de « paravent » et avoué sa lâcheté… Il commence par un mensonge évident : en 1949, à ce qu’il dit, il ne comprenait rien, Staline savait masquer beaucoup de choses. Et pourtant, qu’y avait-il d’incompréhensible pour Ehrenbourg qui avait tant vu et eu tant d’expériences dans sa vie, quand une odeur de sang juif flottait déjà dans l’air et que, par la dimension des répressions, le pays avait déjà dépassé le seuil des années 1936-1938.»

Peretz Markish à Moscou, en 1945

Peretz Markish à Moscou, en 1945

Voici donc les quatre pages qu’Ylia Ehrenbourg a consacrées à la mémoire de Peretz Markish, neuf ans après l’exécution du poète dans les caves de la Loubianka :

« En passant devant La Rotonde, je vis à la terrasse un visage connu. C’était le poète Peretz Markish que j’avais connu à Vienne. Il était difficile de ne pas le remarquer, car son beau visage inspiré se détachait dans n’importe quel environnement. Boris Lavrenev assurait que Markish ressemblait à Byron. Peut-être, mais peut-être ressemblait-il seulement à cette image du poète romantique qui ressort de centaines de toiles ou de dessins, de poèmes, de l’air d’une autre époque. Markish n’était pas seulement romantique dans sa poésie. Ses cheveux bouclaient de façon romantique, son port de tête était romantique (il ne portait pas de cravate et son col était toujours ouvert). Et cet air adolescent, qu’il conserva jusqu’à la mort, était lui aussi romantique.

Oyzer Warszawski

Oyzer Warszawski, Memorial Book of Sochaczew, p. 257

Il y avait à la même table que lui un écrivain juif polonais, Warszawski, et un peintre dont j’ai oublié le nom. Je connaissais Warszawski par son roman, Les Contrebandiers, qui avait été traduit en plusieurs langues. Il était timide et parlait peu. Le peintre, au contraire, parlait sans arrêt des expositions, des critiques, de la difficulté de vivre à Paris. Il était bessarabien et était arrivé depuis peu de temps à Paris, il travaillait comme peintre en bâtiment, et peignait des paysages à ses heures de loisir. Je ne sais plus si c’est Waszarwski ou le peintre qui a raconté l’histoire du pipeau. C’était une légende hassidique (les hassidim étaient une secte mystique qui s’était soulevée au XVIIIe siècle contre les rabbins et les riches hypocrites). Je me suis souvenu de cette légende et l’ai incluse par la suite dans mon roman La Vie tumultueuse de Lazik Roitschwanets. Ce livre est peu connu, et je vais raconter cette histoire.

Portrait d'Ylia Ehrenbourg par Henri Matisse, 1946

Portrait d’Ylia Ehrenbourg par Henri Matiise, 1946

Dans un shetl de Volhynie, il y avait un célèbre zadik, c’est-à-dire un juste. Dans ce shetl, comme partout, il y avait des riches qui prêtaient de l’argent à intérêts, des propriétaires, des marchands, , il y avait des gens qui rêvaient de s’enrichir par n’importe quel moyen. En bref, il y avait beaucoup de mécréants. C’était le jour du Grand Pardon où, selon les croyances des Juifs religieux, Dieu juge les hommes et décide de leur destin. Ce jour-là, ils ne boivent ni ne mangent jusqu’à ce que se lève l’étoile du soir et que les rabbins les laissent partir de la synagogue. Le zadik priait Dieu de pardonner aux hommes leurs péchés, mais Dieu faisait la sourde oreille. Soudain, un pipeau brisa le silence. Parmi les pauvres qui se tenaient au fond, il y avait un tailleur avec son petit garçon de cinq ans. Le gamin était las des prières, et il se rappela qu’il avait dans sa poche un pipeau à un sou que son père lui avait acheté la veille. Tout le monde se jeta sur le tailleur. C’était à cause de bêtises comme ça que le Seigneur châtiait le shetl. Mais le zadik vit que le Dieu vengeur n’avait pu s’empêcher de sourire.

Vladimir Maïakovski

Vladimir Maïakovski

Voilà toute la légende. Elle avait ému Markish, et il s’était écrié : «Mais c’est de l’art qu’il est question !» Ensuite, nous nous sommes levés et avons regagné nos pénates. Markish m’accompagna jusqu’au coin, et soudains (nous parlions de tout autre chose), il dit : «À présent, un pipeau ne suffit pas, il faut la trompette de Maïakovski…»

Il me semble que cette phrase explique qu’il ait connu tant d’années difficiles. Il n’était pas fait pour les slogans bruyants, ni pour les poèmes épiques, c’était un poète avec un pipeau qui émettait des sons purs et perçants. Mais il n’y avait pas eu de Dieu inventé capable de sourire, et le siècle était bruyant, et les oreilles des gens, parfois, ne distinguaient pas la musique.

Il y a toujours eu beaucoup de versificateurs, et ils se sont multipliés lorsque la production de vers est devenue un métier. Markish, lui, était un poète. Il est évidemment difficile de juger de poésie en traduction, et je ne connais pas le yiddish, mais à chaque fois que je lui ai parlé, j’ai été frappé par sa nature. Il interprétait les grands événements et les détails de la vie en poète. Ce n’est pas seulement ma propre impression, des gens très différents les uns des autres me l’ont dit aussi, Alexis Tolstoï, Tuwim, Jean-Richard Bloch, Zabolotski, Nezval.

Il n’avait pas peur des sujets ressassés, il parlait souvent de ce dont avaient parlé tous les poètes du monde. La forêt en automne :

Les feuilles ne bruissent pas dans une mystérieuse angoisse
Mais, recroquevillées, gisent et sommeillent au vent.
Soudain en voilà une qui, réveillée, s’en est allée sur la route
Chercher sa tanière, semblable à une souris dorée.
Une larme de la bien-aimée :
Elle ne tombe pas de tes cils,
Mais demeure, tremblante, entre tes paupières,
En elle le monde quitte ses frontières,
Et dans les profondeurs, la pupille brillante s’élargit.

C’était un maître, et il travaillait sans cesse. On peut dire de lui ce qu’il disait d’un vieux tailleur :

Que pouvait-il encore apporter ici,
À ces villages reculés ?
Des années piquées,
Une aiguille poussée.

Peretz Markish par Marc Chagall

Portrait de Peretz Markish par Marc Chagall, 1923

Markish ne se détournait pas de la vie. Il n’acceptait pas seulement son époque, il l’aimait passionnément. Il écrivait des poèmes épiques sur la construction, sur la guerre. C’était un homme extraordinairement pur, et il protégeait jalousement ce qu’il aimait de l’ombre du doute. Il était soviétique de la tête aux pieds et, bien que nous appartenions à la même génération (il avait quatre ans de moins que moi), je m’émerveillais de son caractère entier. Il avait vu des pogroms, il avait vécu en Pologne en pleine montée de l’antisémitisme, mais il n’y avait pas en lui une ombre de nationalisme, même pas celui de la souris qui sait que les chats s’étirent sur le plancher au-dessus d’elle. S’il faut donner un exemple d’internationalisme, on peut sans crainte le citer.

Les critiques ont noté que l’on sentait parfois dans ses œuvres de la tristesse, de l’amertume, de l’angoisse. Pouvait-il en être autrement ? L’un de ses premiers poèmes, «Le Tas», est consacré au pogrom de Gorodichtché. J’ai lu récemment une traduction d’un roman inédit qu’il a achevé peu de temps avant d’être tué, c’est une chronique des souffrances, de la lutte et de l’anéantissement du ghetto de Varsovie.

Mais je ne veux pas me limiter à la référence à l’époque. Il faut aussi parler de la structure du poète. Je citerai un dialogue qui a eu lieu il y a très longtemps entre deux poètes espagnols, Rabbi Shem Tov et le marquis de Santillane. Les Juifs et les Arabes ont introduit dans la poésie espagnole les vers gnomiques, de brèves sentences philosophiques. L’un de ces poètes était Rabbi Shem Tov. Le roi Pierre-le-Cruel, qui souffrait d’insomnie, lui avait commandé des vers. Le poète avait appelé son livre Conseils, et il commençait par la consolation suivante :

Il n’est rien au monde
Qui croisse sans cesse.
Lorsque la lune est pleine
Elle commence à décroître.

Bien des décennies plus tard, un poète de cour, le marquis de Santillane, écrivit l’épigramme suivante :

De même que le bon vin est parfois gardé
dans un mauvais tonneau
La vérité sort parfois de la bouche des Juifs.

Rabbi Shem Tov semble prophétiser :

Lorsque le monde a été créé,
Le monde a été partagé :
Les uns ont eu le bon vin
Et les autres la soif.

Markish n’appartenait pas aux poètes du bon vin, mais à ceux aux lèvres sèches. De là cette teinture à peine perceptible d’amertume qui apparaît parfois dans ses vers pleins de joie de vivre.

Je le voyais rarement. Nous vivions dans des mondes différents, mais chaque fois que je rencontrais Markish, je sentais que j’avais devant moi un homme merveilleux, un poète et un révolutionnaire, qui n’offenserait jamais personne, ne trahirait pas ses amis, ne se détournerait pas de de ceux auxquels un malheur était arrivé.

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Peretz Markish lisant son appel, en août 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Je me souviens d’un meeting qui avait eu lieu à Moscou en août 1941, et qui avait été retransmis par la radio en Amérique. À ce meeting avaient pris la parole Peretz Markish, Sergueï Eisenstein, Salomon Mikhoëls (1), Piotr Kapitsa (2) et moi. Markish avait lancé un appel passionné aux Juifs américains pour qu’ils exigent que les Etats-Unis combattent le fascisme (l’Amérique était encore neutre à cette époque).

Je vis Markish pour la dernière fois le 23 janvier 1949 à l’Union des écrivains, aux obsèques du poète Mikhaïl Golodny. Markish me serra la main avec tristesse. Nous nous regardâmes longuement, essayant de deviner qui tirerait le mauvais numéro.
Peretz Markish fut arrêté quatre jours plus tard, le 27 janvier 1949, et il est mort le 12 août 1952 (3).

Comme tous les gens qui ont rencontré Markish, je pense à lui avec une tendresse presque superstitieuse. Je me souviens de ses vers :

Deux oiseaux morts tombèrent à terre
Le coup était réussi. Qu’y a-t-il de mieux que la terre ?
Ici, dans ce pays ensoleillé et béni,
Il faut tomber, si c’est le destin ! C’est ce qu’il me semble…
Je me mis en route, allons-y, tu entends, allons-y !
Bon, il est tombé. Ne regrette rien,
Il faut voler, si c’est le destin. Comme la lumière est éblouissante !
Les étendues sont vastes, elles n’ont pas de fin.

Il est difficile de se faire à l’idée qu’on a tué un poète.
Mais dans ces jours lointains où j’ai rencontré Markish, jeune et inspiré, à Montparnasse, il parlait du pipeau d’un enfant et de la voix de tonnerre de Maïakovski, il mesurait son destin. Pour moi, il était la preuve que l’on ne peut pas séparer une époque de sa poésie :

Je t’ai hissé sur mes épaules,
Ô siècle !
Je t’ai mis, en guise de ceinture,
Une larde ceinture de pierre.
La route monte en un énorme escarpement,
Et je dois l’escalader.
À travers les hurlements du vent, les tourbillons de neige
Je monte… Beaucoup périssent
Au milieu des congères…

Non, il n’était pas un naïf rêveur ni un fanatique aveugle, le pipeau touchait les lèvres sèches d’un homme adulte et courageux.»

______________

Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, éditions Parangon/Vs, 2008

Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie

Ilya Ehrenbourg, Les Gens, les années, la vie, Lyon, Parangon/Vs, 2008, traduit du russe par Michèle Kahn, préface de Michel Parfenov, pages 494 à 498.

________________________

(1) Salomon Mikhoëls (1890-1948), acteur et metteur en scène, directeur du théâtre juif de Moscou, président du Comité antifasciste juif, assassiné sur ordre de Staline en 1948.
(2) Piotr Kapitsa (1894-1984), physicien soviétique, lauréat du prix Nobel en 1978.
(3) Ce jour-là, Markish fut fusillé en compagnie d’autres personnalités éminentes de la culture juive, parmi lesquelles I. Kitko, D. Bergelson, D. Hofestein.

 

Peretz Markish dans les poubelles de l’Europe

 

À Gaëlle Fernandez Bravo

Peretz Markish street, Pollonye, Ukraine

Rue Peretz Markish à Pollonoye, en Ukraine

Quelqu’un avait jeté l’anthologie de la poésie yiddish à la poubelle, à Sète. Je trouve ça nul. Qu’un abruti puisse condamner d’un seul geste «Le Miroir d’un peuple» – c’est l’autre titre que l’éditeur avait donné à cette anthologie de plus de 600 pages – à la poubelle et à la destruction par le feu, c’est monstrueux et banal à la fois. Mais quand même j’avais eu de la chance. J’avais trouvé le livre alors qu’il faisait nuit, une nuit sans lune et sans la moindre étoile. Je l’avais emporté avec moi malgré les salissures, et oublié sur ma table, dans la maison abandonnée. Plus tard, j’avais nettoyé la couverture du livre avec un peu d’eau tiède, puis je l’avais rangé dans une caisse à vin qui me sert d’étagère, juste à côté de ces poèmes qu’Uri Orlev avait écrits dans son enfance, enfermé derrière les barbelés de Bergen-Belsen. Un livre un peu sacré dans ma bibliothèque, et pour plusieurs raisons que je ne sais pas toutes expliquer. L’une des raisons, la plus ancienne, c’est que les poèmes aient été traduits par Sabine Huynh, qui est poète et vit sa vie de mère et d’écrivain à Tel Aviv, pendant qu’Uri Orlev écrit des livres pour les enfants à Jerusalem.

Peretz Markish par Marc Chagall

Portrait de Peretz Markish par Marc Chagall, 1923

J’ai pensé à cet exemplaire d’Anne Frank que Tibishane m’avait ramené d’une poubelle d’Arles. Ça m’avait mis en colère qu’on puisse jeter ce livre-là, précisément ce livre-là qu’avait écrit une enfant juive avant d’être arrachée à son enfance. Ce journal a toujours eu quelque chose de sacré à mes yeux. Le balancer aux ordures était un geste sacrilège et Tibishane, en l’extirpant des sacs de déchets, avait endossé le rôle d’un sauveur imprévu. Et Tibishane est d’abord ferrailleur : il fouille le soir dans les poubelles pour y trouver de l’or. Et s’il n’y a pas d’or au moins un peu de cuivre. Et s’il n’y a pas de cuivre au moins des livres qu’il me ramène comme un cadeau de tous les soirs.

Peretz Markish

Peretz Markish

Dans les poubelles des villes du sud, il y a des poèmes écrits par des Juifs, des romans écrits par des Russes encore en vie, des Antillais en exil ou des Arabes en colère, des autobiographies venues d’Inde et d’Afrique ou des chroniques écrites à Istanbul, le monde est devenu littérature jetée à la poubelle et la littérature coule dans mes veines. L’immense bibliothèque des répudiés du monde entier se trouve dans ces tas d’épluchures et d’emballages déchirés que les éboueurs emportent dans leurs camions jusqu’aux incinérateurs de déchets.

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Peretz Markish lisant son appel, en 1941, au sein du Comité juif antifasciste

Hier matin, j’ai décidé d’ouvrir l’Anthologie de la poésie yiddish. Et de commencer à lire des poèmes, ceux de Peretz Markish que je ne connaissais pas. Parce qu’il y a des cigognes dans deux de ses poèmes, et j’ai pris ça pour un signal, une sorte de seuil par où j’allais pouvoir entrer dans les poèmes d’un inconnu.

Premier poème, un fragment de Chutes de neige :

Tempête aux milliers d’ailes
Agrippe en tes griffes mon ventre
— À l’altitude des cigognes
Dans l’éblouissement s’embrase ma tour blanche —
Ni l’argile, ni la brique,
Et ni les mains, ni les chaînes
— De blanches filles écumantes,
Des plumes extirpées des ventres
Et vers les bas s’agenouillent les hauts
— Je suis de nouveau
Je suis de nouveau !…
Tempête aux milliers d’haleines
Sur ma gorge un entrelacs blanc
— Tourbillonnez blancs incendies
Plus vite, vents, toujours plus vite
Cils de l’orage en rage, émiettez-moi,
Vent, allume les lunes blanches
— Versez par les bouches, versez par les outres,
Répandez par-devant, répandez par-derrière
Blanc soufflet et blanc forgeron,
Je suis de nouveau,
Je suis de nouveau !…

Peretz Markish

Peretz Markish

Choisis et traduits par Charles Dobzynski, qui est poète lui aussi, j’ai l’impression que chaque poème de Markish a gardé une grande part de sa puissance en français. C’est la magie des grands passeurs. Dans l’anthologie, il y a une vingtaine de poèmes de Markish, juste assez pour commencer à fasciner. Par exemple Les Amants du ghetto, qui commence par deux vers en coup de poing :

Frénésie pour le sang et le vin. La nuit tombe
Soudain sur le ghetto : C’est la nuit du bourreau —

Esther Markish, l'épouse de Peretz

Esther Markish, l’épouse de Peretz

Chaque poème a ses flammèches à l’intérieur des mots, petite lumière à partager. Et puis il y a des incendies, ils habitent eux aussi dans sa langue. Ne serait-ce que sa devise, que j’ai trouvée sur le site d’Esprits nomades.  le site de Gil Pressnitzer : «Par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles.» Comment ne pas faire le lien avec la langue stellaire de Khlebnikov, celle qu’il cherchait dans les méandres de la Volga et jusqu’au Kazakhstan. Ils sont nés à dix ans d’intervalle. Khlebnikov en 1885 dans la steppe, pas très loin d’Astrakhan. Markish en 1895 à Pollonoye, une petite ville d’Ukraine où aujourd’hui, on peut trouver une rue Peretz Markish. Ils ont pu se connaître tous les deux. Ils étaient à Moscou à peu près aux mêmes dates. J’ai cherché dans les photos, si je tombais sur leurs visages côte à côte. Rien trouvé. Je chercherai encore.

Peretz Markish lors de l'enterrement de son ami, le comédien Solomon Mikhoels, en janvier 1948

Peretz Markish lors de l’enterrement de son ami, le comédien Solomon Mikhoels, en janvier 1948

En 1952, Markish a été tué d’une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka. C’est le portail de ce haut-lieu de la terreur que Piotr Pavlenski avait incendié, dans la nuit du dimanche 8  novembre 2015. Markish avait croupi trois années en prison, avant d’être condamné à mort et aujourd’hui, c’est Pavlenski qui est enfermé dans une cellule de Fleury-Mérogis, pour avoir mis le feu à un bâtiment de la Banque de France. Comme tous les poètes yiddish du Comité juif antifasciste, Markish était accusé de nationalisme juif dans un pays malade de la paranoïa du Kremlin. «Le groupe yiddish au sein de l’Union des écrivains était de proportion modeste, écrit Myriam Anissimov dans sa biographie de Vassili Grossman : quarante-cinq écrivains à Moscou, vingt-six à Kiev et six à Minsk. Cinquante-deux d’entre eux allaient payer de leur vie le fait d’être juifs, d’écrire dans une langue juive et d’avoir été membres du Comité juif antifasciste.»

Mais à mesure que je lis les poèmes de Markish, je sais que leur beauté aura plus d’importance à l’avenir que la pauvre folie de Staline. Sinon pourquoi est-ce qu’on écrit des poèmes ?

Je recopie encore un fragment de l’anthologie, pris à Tombée de la nuit.

Une cigogne de bois, le bec longiligne
Se tient, tube aspirant, au bord du puits du soir,
Sur un long pied décharné
Picorant, d’un chant craquetant
La lune toute nue, sur un plateau bleu…
Écorchés tout entiers les cieux,
Tailladés et troués
Par la douleur au loin de l’aboiement des chiens
Et par le pas des mots martèlement ténu
Mais les rues se divisent — leur tension se brise en silence
Et les maisons — par-dessus les toits aux yeux de nuées
Jouent timides, plus bas, plus bas.

Regard de Peretz Markish

Regard de Peretz Markish

Et enlisant Gil Pressnitzer, j’apprends que Markish a été l’ami de Chagall, et ça me fait plaisir d’imaginer ces deux-là discutant, à Paris, pendant que Chagall dessinait le très beau visage de Markish à trente ans. Les poèmes de Peretz ne forment pas encore ce continent d’Eurasie qu’ils deviendront plus tard, avec ses fleuves et ses mers intérieures, mais Markish écrit déjà beaucoup, des poèmes avant tout mais aussi un scénario, des romans et des articles. Un seul roman a été traduit en français, toujours par Dobzynski, mais il est aujourd’hui épuisé. Je vais continuer de chercher ses poèmes, les recopier à l’intérieur d’Un cahier rouge.  Je crois qu’il y a des traductions en anglais, des textes aussi en russe, mais la plupart des grands poèmes des années trente ont été écrits en yiddish.

Il ne faut pas laisser Markish dans l’ombre que notre oubli dessine au fil des jours. Et empêcher qu’on puisse jeter  ses poèmes à la poubelle. Comme un autodafé en douce. Qu’on fasse au moins une loi, en Europe, pour interdire que les poèmes yiddish des poètes assassinés par Staline puissent finir dans un incinérateur de déchets.

____________________

Anthologie de la poésie yiddish, Le Miroir d’un peuple. Présentation, choix et traduction de Charles Dobzynski, Poésie Gallimard, 2000.