L’or des images dans nos yeux

Sergueï Paradjanov, La Forteresse de Souram

◆ L’incompréhensible alchimie de la beauté reste un baume pour nos yeux, quand ils ont regardé beaucoup trop d’images sales. Et les images de Tsahal sont une peste, conçue pour contaminer nos regards et nos pensées. Elles agissent comme ces images d’adolescents à genoux, les mains sur la tête, que la police nationale avait filmées à Mantes-la-Jolie : elles écœurent.

À l’inverse, il existe des images qui ont le pouvoir de soigner et guérir nos regards contaminés, infectés, pourrissant sous l’impact des vidéos guerrières ou policières dont nous sommes envahis.

Ici, le photogramme d’un film de Sergueï Paradjanov, La Forteresse de Souram, un long-métrage soviétique de 1985 qui racontait le destin de Zourab, l’emmuré vivant dans une forteresse qui s’écroule.

Comment ne pas faire le lien avec le peuple de Gaza, emmuré vivant lui aussi dans une prison à ciel ouvert qu’une armée surpuissante bombarde et réduit à l’état de gravats ?

La scène la plus forte du film est celle où des soldats visitent Vardo, la sorcière qui a le don de prédire l’avenir et d’expliquer les mystères d’un monde impossible à comprendre. Quelle solution pour sauver la forteresse qui s’écroule ? Elle suffit de mélanger l’eau à la terre, dit-elle, puis d’ajouter un peu d’or à la boue noirâtre qui s’est formée sous nos yeux.

Où est l’or aujourd’hui dans nos vies ? Le précieux métal qui nous sert à fondre nos alliances, juste avant d’épouser l’être aimé, pour empêcher que la forteresse ne s’écroule en ensevelissant tous les corps sous les bombes ?

Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants

« Quand on rencontre quelqu’un, c’est signe que l’on devait croiser son chemin, c’est signe que l’on va recevoir de lui quelque chose qui nous manquait. Il ne faut pas ignorer ces rencontres. Dans chacune d’elles est contenu la promesse d’une découverte.»
Aharon Appelfeld, Adam et Thomas
Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti

Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants.
Prière juive

 

Dans une usine de Czernowitz, 2014, © Tieri Briet

Dans une usine de Czernowitz, 2014, © Tieri Briet

À chaque fois que je peux lire un poème de Rose Ausländer, c’est à Czernowitz que je retourne en lisant. Et chaque fois que je retourne à Czernowitz, en traversant la Bucovine et la frontière de Roumanie, j’emporte un livre de Rose Ausländer avec moi dans mon sac. «Tant de paysages particuliers, d’hommes particuliers, les contes et les mythes flottaient dans l’air, on les respirait.» Comme Valérie Zenatti, à l’intérieur de son voyage dans la ville d’Aharon Appelfeld qu’elle raconte à la fin de son livre, Dans le faisceau des vivants. Là-bas, dans le récit qu’elle a écrit, le vieil écrivain est vivant sur les berges du Pruth où il se promenait dans l’enfance.

La Czernowitz de Rose Ausländer est devenue la Tchernivsti d’aujourd’hui, une ville d’Ukraine où Valérie Zenatti est allée fêter l’anniversaire d’un écrivain disparu. Seule, elle marche sous la neige de février 2018, libre d’aller où elle veut, de rassembler son courage pour affronter les chiens abandonnés dans l’avenue déserte d’une zone industrielle. Libre de suivre son instinct sur les traces d’un enfant qui deviendra lui aussi romancier, après l’exil à Tel Aviv.

Rose Ausländer, en 1922, avec son futur mari Ignaz Ausländer, aux Etats-Unis.

Rose Ausländer, en 1922, avec son futur mari Ignaz Ausländer, aux Etats-Unis.

Parce que dans son voyage, Valérie Zenatti a emporté la Chronique du ghetto de Czernowitz, celle qu’avait écrite Rose Ausländer. C’est un recueil de plusieurs textes d’écrivains juifs qui porte un titre qu’on n’oublie pas, «Ecrire c’était vivre, survivre».

Dans un poème autoportrait, Rose Ausländer s’était racontée en trois vers.

Gitane juive
à la langue allemande
élevée sous un drapeau jaune et noir

À l’intérieur d’un autre poème, pour parler de Czernowitz, elle avait écrit des mots qui me font peur chaque fois que je peux les relire :

Ici nous avons enterré le soleil
une éternelle ténèbre de soleil est venue

Czernowitz, à la frontière de l'ancienne Bessarabie

Czernowitz, à la frontière de l’ancienne Bessarabie

À lui seul, le mot Ténèbre au singulier porte une charge d’inquiétude qui fait suffoquer celui qui s’en approche en lisant le poème. Si bien qu’à force, pour parler de Czernowitz, j’avais pris l’habitude de l’appeler par ces deux mots, la ville-ténèbre.

« C’est une journée sans boussole, écrit Valérie Zenatti, ou bien avec une dont l’aiguille ne cherche plus le nord puisque j’y suis, au nord, je suis dans le lieu qui m’aimante depuis des semaines, et sans doute secrètement depuis des années, j’aimerais que cette journée porte pleinement le nom d’Aharon, comme le silence dans lequel j’ai été depuis sa mort et jusqu’à ma venue ici, et que je ne suis pas sûre de parvenir à saisir, même si son absence ici aujourd’hui est moins douloureuse pour moi que partout ailleurs, même si mes sens sont à la fois curieusement en éveil et anesthésiés, et même si je m’interdis de le penser, je sais que j’attends qu’il se passe quelque chose.»

À Czernowitz la romancière, qui est aussi la traductrice en français de la plupart des grands romans d’Aharon Appelfeld, n’a qu’un seul vrai rendez-vous. Et c’est avec une rivière, le Pruth, l’un des derniers affluents du Danube dont les eaux scintillent de mémoire dans les récits d’enfance du romancier israélien. Des chiens sauvages l’attendent sur le chemin qui mène aux rives. Ils ressemblent à des loups. Un visage humain la surprend, qu’elle a confondu avec la surface des rochers sous la neige. Le visage d’un homme habillé de haillons qui la fixe du regard, «hirsute et immobile», écrit-elle.

Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, éditions de l'Olivier, 2019

Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, éditions de l’Olivier, 2019

Et ce qu’on lit d’un seul coup, c’est l’écriture incandescente d’une traductrice obstinée, c’est-à-dire une passeuse véritable, exilée sur la terre d’une autre enfance que la sienne. À force de les évoquer, elle fait venir l’esprit et la parole d’un mort dans la périphérie d’une ville où les gens continuent d’être vivants. Peut-être aveugles, probablement amnésiques pour la plupart, mais en vie dans l’Europe d’aujourd’hui, dans un pays encore en guerre contre l’armée d’un empire qui s’étend.

Le vieil écrivain mort est venu parler à Valérie Zenatti, juste au bord d’une rivière dans l’hiver de l’Europe, «dans la langue maternelle du peuple juif». Il fallait du courage pour raconter ses paroles, les restituer en alphabet hébreu avant de les traduire aux dernières pages du livre. Il fallait beaucoup d’enfance en soi pour comprendre ce qui a pu avoir lieu, laisser une part d’inexplicable à l’intérieur de son récit, et transformer la ville-ténèbre en réceptacle pour accueillir la voix perdue d’un mort qu’on adore, dès qu’on a approché la lumière qui pénètre la plupart des visages de ses livres.

T.,  à Constanța, dimanche 2 février 2019.

____________

  • Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, éditions de l’Olivier, janvier 2019.

Ecrire, c'était vivre, survivre - Chronique du ghetto de Czernowitz et de la déportation en Transnistrie, 1941-1944

Ecrire, c’était vivre, survivre – Chronique du ghetto de Czernowitz et de la déportation en Transnistrie, 1941-1944

  • « Écrire c’était vivre, survivre » : chronique du ghetto de Czernowitz et de la déportation en Transnistrie, 1941-1944 : écrivains et poètes juifs de langue allemande, éditions Fario, 2012.Table des matières :
    – Introduction : De la « Vienne orientale », « capitale secrète de la littérature allemande » à la « cité engloutie », par François Mathieu
    – « Quatre langues s’accordent »
    Avant la guerre
    – « Sur le chemin noir venin du ghetto »
    – Le ghetto (1941-1942)
    – « La tragédie que la mort met en scène »
    – La déportation en Transnistrie entre le Dniestr et le Boug, et au-delà (1941-1942)
    – « Nous descendîmes à la cave, elle sentait le tombeau »
    – Ceux qui sont restés à Czernowitz (1942-1944)
    – « Nous sommes devenus des épines dans les yeux des autres »
    – Après la guerre
    – Biographies des auteurs et sources
    – Petite bibliothèque complémentaire
  • Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots, L’Age d’homme, Choix de poèmes traduits et présentés par Edmond Verroul, mars 2000.
  • Présentation de Rose Ausländer par Gil Pressnitzer sur Esprits Nomades

Taha Muhammad Ali : des poèmes pour raconter Saffuriyya, avant le soir du 15 juillet 1948

Une rivière à Saffuriya - Photo Jonathan Cook

Une rivière à Saffuriya, le village de Taha Muhammad Ali – Photo Jonathan Cook

À Oussama Shikho

C’est en lisant une chronique d’Aslı Erdoğan que j’ai découvert le nom de Taha Muhammad Ali, un poète palestinien chassé de son village quand il était enfant, le soir du 15 juillet 1948. Aslı ne dit presque rien de son histoire, seulement qu’il est autodidacte et qu’elle a trouvé un de ses poèmes dans un livre d’Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine. Puis elle recopie les cinq vers du poème, en expliquant seulement qu’il a été écrit dans un camp de réfugiés palestiniens.

Nous ne pouvons faire le deuil des adieux.
Le temps et les larmes manquent…
Le souvenir même nous fait défaut.
Puis nous éclatons en sanglots.
Ainsi faisons-nous nos adieux.

Taha Muhammad Ali lisant son poème «Abd el-Hadi combat une superpuissance» en 2008, devant la caméra de Pamela Robertson-Pearce

Taha Muhammad Ali lisant son poème «Abd el-Hadi combat une superpuissance» en 2008, devant la caméra de Pamela Robertson-Pearce

Le dernier vers est devenu le titre de sa chronique, Ainsi faisons-nous nos adieux. Une de ces chroniques qu’elle écrivait chaque semaine pour Özgür Gündem, un journal d’Istanbul qui sera interdit de parution, le 16 août 2016, accusé de relayer la propagande des terroristes kurdes du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan qui mène une guerilla contre l’État turc. C’est un poème très simple pour une très belle chronique, où Aslı Erdoğan établit une équivalence entre l’acte d’écrire et «une longue, très longue lettre d’adieux destinée à demeurer sans réponse.»

Je me suis demandé qui était ce poète palestinien, et si d’autres de ses poèmes avaient déjà été traduits en français.  J’ai d’abord trouvé un seul poème, sur un site dédié aux poètes palestiniens. J’ai pensé que j’avais de la chance.

Quarante ans après la destruction d’un village

Le passé sommeille à côté de moi
Comme le tintement
Près de sa grand-mère la cloche.
L’ amertume me poursuit
Comme les poussins poursuivent
Leur mère la poule.
Et l’horizon…
Cette paupière fermée
Sur le sable et le sang,
Que t’a-t-il laissé ?
Et quelle promesse t’a-t-il fait ?

 

Taha Muhammad Ali, Une Migration sans fin, éditions Galaade, 2012.

Taha Muhammad Ali, Une Migration sans fin, éditions Galaade, 2012.

Ce village, c’est Saffuriya, construit sur les ruines de Sepphoris, une ville antique de Galilée, au nord de Nazareth. En juillet 1948, les troupes israéliennes occupèrent le sud de la Galilée. Elles chassèrent les paysans arabes de Saffuriya et d’une vingtaine d’autres villages, au cours de l’Opération Dekel. Le début de l’exil pour la famille de Taha Muhammad Ali, et l’origine des poèmes pour Taha, qui racontera sa vie de rescapé avec des mots aussi simples que possible et notre chance, c’est que les éditions Galaade aient pu les rassembler à l’intérieur d’un recueil, Une Migration sans fin, traduits en français par Antoine Jockey. Le plus étonnant, c’est qu’Antoine Jockey soit venu à Sète en juillet 2012, pour rendre hommage à Taha Muhammad Ali au festival Voix Vives, dans cette petite ville où je suis en train d’écrire ces lignes et de lire ses poèmes. Le poète palestinien venait de mourir, huit mois plus tôt à Nazareth. Et je me dis qu’Une Migration sans fin, c’est précisément le destin que vit Aslı Erdoğan aujourd’hui, exilée en Allemagne depuis qu’elle a pu récupérer son passeport, d’abord confisqué par la police turque quand elle avait été arrêtée au mois d’août 2016.

Le poème le plus connu de Muhammad Ali a été publié en 1973. Aslı Erdoğan avait cinq ans et elle venait d’apprendre à lire; elle raconte aujourd’hui que cette année-là, elle écrivait elle aussi des poèmes, ceux d’une enfant d’Istanbul qui passera toute sa vie à écrire. Le poème de Muhammad Ali s’appelle Abd el-Hadi combat une superpuissance. Il s’inspire d’un reportage radiophonique sur des villageois égyptiens s’efforçant de vendre du Coca-Cola aux marines américains de l’USS Enterprise dans le canal de Suez. Ce personnage, Abd el-Hadi, est un simple fellah égyptien, emblématique des êtres simples et très réels que les poèmes de Taha Muhammad Ali s’attachent à raconter  :

Abd el-Hadi combat une superpuissance

De toute sa vie
Il n’a ni lu ni écrit.
De toute sa vie
Il n’a coupé un arbre
Ni égorgé une vache.
De toute sa vie, il n’a parlé sur le dos
Du New York Times,
Il n’a élevé la voix sur personne
Sauf pour dire :
“Entrez, s’il vous plaît,
Par Dieu vous ne pouvez refuser.”
Malgré cela,
Sa cause est perdue,
Sa situation
Est désespérée
Et son droit un grain de sel
Tombé dans l’océan.
Mesdames, Messieurs :
Sur son ennemi mon client ne sait rien.
Et je vous assure
Que s’il croisait les marins de l’Enterprise
Il leur servirait une omelette
Et du fromage blanc !

Adina Hoffman, My Happiness bears no relation to happiness. A poet's life in the palestinian century. Yale University Press, mars 2010.

Adina Hoffman, My Happiness bears no relation to happiness. A poet’s life in the palestinian century. Yale University Press, mars 2010.

Par chance, il existe une biographie qui raconte l’existence de Taha Muhammad Ali. Écrite par Adina Hoffman, elle a été publiée aux Etats-Unis en 2010 et n’a pas été traduite en français. On y apprend que le soir du 15 juillet 1948, deux mois après la création officielle de l’État d’Israël, Taha rompit le jeûne du ramadan par un repas traditionnel, puis sortit faire paître son nouveau troupeau de seize chevreaux dans les collines entourant le village. Il n’avait que dix-sept ans et il marchait depuis environ cinq minutes quand il «entendit un étrange vrombissement, un bruit sourd, quelque chose qui tournait dans l’air au-dessus de lui. Quand le son se fit sifflement puis grondement, il vit un éclair brillant, perçut un fracas et un tremblement, puis un autre – puis ce ne fut plus que verre brisé, fumée, cris au loin, gémissements proches, des gens qui couraient, des enfants qui pleuraient… et les seize chevreaux qui glapissaient de terreur en s’éparpillant ».

Taha retrouva sa famille qui avait fui elle aussi Saffuriyya, et ils se joignirent à ces milliers de paysans qui venaient d’initier le long exode palestinien vers la Syrie, la Jordanie et le Liban. Ce que les Palestiniens appellent nakba, la catastrophe. Après deux jours et deux nuits de marche, ils arrivèrent au Liban. Grâce à ses économies, Taha peut d’abord épargner à sa famille les conditions les plus dégradantes des camps de réfugiés surpeuplés. Mais la mort de sa dernière sœur et l’immense chagrin de sa mère finirent de rendre une situation précaire proprement insupportable. Un an plus tard, Taha rentrait clandestinement en Israël avec sa famille, à Nazareth, laissant derrière lui sa fiancée Amira. Il l’attendra près de dix ans avant d’apprendre qu’elle avait fini par en épouser un autre.

My Happiness Bears No Relation to Happiness – Mon bonheur n’a rien à voir avec le bonheur – reste la première biographie complète d’un poète palestinien qu’on puisse lire en anglais. La réussite de ce livre tient au fait qu’il ne retrace pas seulement la vie et l’œuvre de Taha Muhammad Ali, et raconte à l’intérieur du même récit le destin de toute une communauté d’exilés, les Arabes israéliens, Palestiniens possédant la citoyenneté israélienne et qui représentent presque un cinquième de la population de l’État hébreu.

Avertissement

Aux amateurs de chasse
Aux passionnés de tir
Ne pointez pas vos fusils
Sur mon bonheur,
Il ne vaut pas
Le prix de la cartouche
(Ce serait du gaspillage)
Car ce qui vous semble
Agile et élégant
Comme une gazelle,
Fuyant dans tous les sens
Comme une perdrix,
N’est pas le bonheur.
Croyez-moi :
Mon bonheur
N’a rien à voir avec le bonheur. 

Taha Muhammad Ali lisant son poème «Abd el-Hadi combat une superpuissance» en 2008, devant la caméra de Pamela Robertson-Pearce

Taha Muhammad Ali lisant son poème «Abd el-Hadi combat une superpuissance» en 2008, devant la caméra de Pamela Robertson-Pearce

_______________

Filmer la voix d’Aharon Appelfeld

capture-decran-2016-09-04-a-18-20-13

Longtemps, Aharon Appelfeld parle et dans sa voix j’écoute la langue hébraïque ressuscitée, pour moi impénétrable : « Au début quand on a dit Shoah, moi j’avais un problème avec ce mot. Je m’y opposais. Au début je ne comprenais pas ce terme. Parce qu’il parle de la foule, il ne parle pas des individus. Dès lors qu’on parle de foule, ça devient abstrait. Ça n’a pas de signification véritable. Alors que l’art, la littérature, la peinture, essaient de parler de l’individu, à chacun. Et de comprendre à travers lui. Je ne parle pas de millions, je parle d’un, qui a un nom. Il s’appelle Max. Il a un visage. Ce n’est pas simple d’extraire Max de la foule et de le sortir de millions. De dire je vais parler de Max, je vais regarder son visage, je vais essayer de comprendre quelque chose de lui. C’est pour ça que j’ai écrit autant de livres. Quarante-cinq. Ces livres parlent . Ils disent : faisons voler en éclats cet effroi, ce grand assassinat. Faisons-en des miettes. Et donnons un nom à ces miettes. Max, Melita, Blanca. Donnons-leur des noms. »

Les quarante-cinq livres d’Aharon Appelfeld nous racontent une histoire fondamentale pour l’Europe où nous essayons d’apprendre à vivre ensemble. Une histoire partie de Czernowitz, la ville de Paul Celan en Bucovine, alors en Roumanie et aujourd’hui en Ukraine. Czernowitz était aussi au cœur du Yiddishland, à la frontière de l’Europe orientale. C’est là qu’enfant, Aharon Appelfeld fut enfermé avec les siens dans un camp nazi dont il réussit à s’enfuir. Et c’est presque un miracle. L’enfant juif survit caché dans les forêts de Bucovine, traverse l’Europe dans les années de guerre sans jamais se montrer, pour parvenir en 1946 sur les plages d’Italie, d’où il embarque pour la Palestine. Là, il lui faudra plusieurs années pour apprendre l’hébreu qui deviendra, bien des années plus tard, la langue de ses livres où il raconte la vie des juifs à l’intérieur d’une Europe cosmopolite. Une langue que Valérie Zenatti a apprise dans l’enfance elle aussi, grâce à quoi elle peut traduire les livres du vieil homme réfugié dans notre langue, le français, la langue dans laquelle elle écrit ses propres romans.

Le long chemin qu’a parcouru l’enfant juif à travers les frontières d’une Europe soumise à l’armée nazie, c’est le chemin inverse qu’aujourd’hui les réfugiés tentent d’accomplir à travers les barbelés et les barrières de l’UE. « J’étais un réfugié, dit le vieil homme, face à la caméra d’Arno Sauli. Et je cherchais la proximité d’autres réfugiés. C’étaient mes véritables frères et sœurs. Je comprenais leur langage. Je comprenais leur langage corporel. Ces non-dits qu’il y avait en eux. J’avais une relation avec eux. Ils ne m’ont pas raconté les choses. Ils m’ont transmis quelque chose qui m’est très cher. »

L’Europe nazie a été défaite, et malgré la nostalgie d’un grand nombre d’hommes politiques européens, elle continue de s’apparenter à la tentative d’éliminer les peuples juifs et tsiganes du vieux continent. Les réfugiés qui fuient aujourd’hui les talibans d’Afghanistan, les escadrons de la mort de Kadyrov en Tchétchénie, la dictature d’Issayas Afeworki en Érythrée, les milices mafieuses de Lybie et les bombes d’El Assad en Syrie, ou l’islamo-fascisme de Daesch en Irak, les bombardements de civils au Yémen, les attentats aveugles au Pakistan, la folie Boko Haram au Nigéria et au Cameroun, les bombardements de Tsahal dans la bande de Gaza, la répression politique en Biélorussie ou les violences de l’armée en Egypte veulent continuer de vivre en Europe, à l’abri de la terreur et du malheur qui sont devenus le seul destin dans leurs pays.

Comment pourrions-nous oublier l’histoire de l’enfant juif fuyant la haine des juifs à travers l’Europe, jusqu’à trouver refuge en Palestine ? Comment pourrions-nous être aveugles au point de ne pas voir que la tragédie qui se joue dans les camps de réfugiés à Calais, Vintimille ou Leros rejoue celle de l’enfant juif devenu romancier, écrivant en hébreu des livres qui servent à nous mettre en garde ?

[ Les paroles d’Aharon Appelfeld sont extraites du très beau film « Aharon Appelfeld, le Kaddish des orphelins », réalisé par Arno Sauli et diffusé récemment sur France 3, où l’écrivain dialogue avec Valérie Zenatti, sa traductrice en français qui est aussi romancière. Comme les paroles d’Aharon Appelfeld, la photo est extraite du film d’Arno Sauli. ]