Sabahattin Ali, dans la mémoire de Nedim Gürsel

aliMalgré la violence de l’État turc, Sabahattin Ali n’a jamais courbé la nuque. Sans cesse, il a défendu ses pensées dans ses livres, dans ses articles pour une presse qui était loin d’être libre dans la Turquie des années trente ou quarante, et qui ne l’est toujours pas davantage dans la Turquie d’aujourd’hui. Les romans d’Ali ont été traduits dans plusieurs langues, mais pas ses poèmes. Pas encore.

Sabahattin Ali voulait que son pays soit indépendant, libre et contemporain, il l’écrivait sans cesse et fut condamné à la prison, exilé puis assassiné par la police dans les forets d’Istranca.

 Sabahattin Ali

Sabahattin Ali

Je viens de lire son très beau premier roman, «Youssouf le taciturne», paru en France aux éditions du Serpent à plumes, dans une traduction de Paul Dumont. La première fois que j’ai entendu prononcer le nom de Sabahattin Ali, c’était dans la bouche de Nedim Gürsel, venu en Arles aux Assises de la Traduction littéraire, en 2009, pour parler de son roman «Les filles d’Allah», qui lui avait posé quelques problèmes avec le pouvoir turc.

Nedim Gursel en 2008

Nedim Gursel en 2008

Nedim Gürsel est un conteur et un passeur, un écrivain passionnant mais aussi quelqu’un qui donne envie de lire les autres. « Malheureusement, expliquait-il, la Turquie a condamné à une très lourde peine de prison son plus grand poète, Nazim Hikmet – qu’elle vient seulement de réhabiliter officiellement. Il est mort en 1963 à Moscou où il vivait, condamné par son pays après un procès monté de toutes pièces. Le responsable était bien «la Turquie». De même, Sabahattin Ali, un grand romancier, a été assassiné par la police politique alors qu’il voulait franchir la frontière bulgare. On parle beaucoup du mur de Berlin en ce moment. Or il n’y a pas eu que des Soljenitsyne : dans les années 1940 et 1950, certains intellectuels, comme Sabahattin Ali et Nazim Hikmet, ont franchi le mur dans l’autre sens, pensant, à tort, que la liberté se trouvait de l’autre côté. »

Alors je voulais partager un poème de Sabahattin Ali, un poème de prison que j’ai trouvé sur le blog d’un professeur d’Ankara, Ali Z. Demir.

Chant de prison V

Ne courbe pas la nuque,
Ne t’en fais pas mon âme, ne t’en fais pas ;
Que personne ne t’entende pleurer,
Ne t’en fais pas mon âme, ne t’en fais pas…

Dehors les vagues folles,
Elles viennent lécher les murs ;
Leurs voix t’apaisent,
Ne t’en fais pas mon âme, ne t’en fais pas…

Même si tu ne vois pas la mer
Tourne les yeux vers le haut ;
Le ciel est comme la mer,
Ne t’en fais pas mon âme, ne t’en fais pas…

Quand tes douleurs se cabrent,
lance une injure a Dieu..
On a encore des jours à voir,
Ne t’en fais pas mon âme, ne t’en fais pas…

On finit les balles en les tirant
On finit la route en la parcourant ;
Et on finit la peine en la purgeant,
Ne t’en fais pas mon âme, ne ten fais pas…

Hapishane Şarkısı V

Başın öne eğilmesin,
Aldırma gönül aldırma ;
Ağladığın duyulmasın,
Aldırma gönül aldırma…

Dışarda deli dalgalar,
Gelip duvarları yalar ;
Seni bu sesler oyalar,
Aldırma gönül aldırma…

Görmesen bile denizi,
Yukarıya çevir gözü:
Deniz gibidir gökyüzü;
Aldırma gönül aldırma…

Dertlerin kalkınca şaha,
Bir küfür yolla Allaha…
Görecek günler var daha ;
Aldırma gönül aldırma…

Kurşun ata ata biter,
Yollar gide gide biter ;
Ceza yata yata biter,
Aldırma gönül aldırma…

Forteresse de Sinop

Forteresse de Sinop

Le poème a été écrit dans la prison de Sinop, la ville de Diogène, au bord de la mer Noire. Une forteresse y servait de prison depuis l’antiquité, qu’on a transformée depuis peu en musée.

Sabahattin Ali a été arrêté pour la premiere fois à Aydın, a cause d’un journal du Parti communiste turc trouvé dans les armoires de ses élèves. Il a passé trois mois en prison où a fait la connaissance de Youssouf le taciturne, le personnage de son premier roman.

Ali est de nouveau condamné en 1932 à un an de prison à cause de ses écrits et de la dénonciation d’un de ses « amis » prétendant qu’il avait insulté Mustafa Kemal, le président de la République. Il retrouve sa liberté neuf mois plus tard, grâce à une amnistie générale pour le dixième anniversaire de la proclamation de la République.

Le poème est extrait d’un receuil d’Ali Sabahattin paru en 1990 à Istanbul : Bütün Eserleri: Dağlar ve Rüzgar, Kurbağanın Serenadı, Diğer Şiirler, Ed. Cem.