Demain la guerre se termine

Andreï Tarkovski, Nostalghia

Andreï Tarkovski, Nostalghia

Dans la simplicité humaine d’un poème qu’on lit pour la première fois de sa vie, il y a parfois un enseignement si puissant, si déstabilisant aussi qu’il faut souvent plusieurs semaines, plusieurs relectures à voix haute pour parvenir à en assimiler tout ce qui a pu en surgir d’effraction – un grand bouleversement où s’entremêlent révélations et pressentiments. Pourtant on sait très bien, dès la première lecture et davantage encore aux suivantes, qu’on attendait précisément de rencontrer ce poème. Qu’on en avait besoin depuis longtemps, qu’on l’attendait et qu’on ne le savait pas.

Cela m’est arrivé deux fois en décembre, avec deux poèmes venus de deux sphères éloignées, malgré qu’ils parlaient tous les deux d’après-guerre.

Le premier poème, je l’ai trouvé dans un livre, acheté dans une librairie de Forcalquier un matin de déluge, sur la route de Digne-les-Bains sous la pluie verglacée. C’est un poème traduit du danois, le quatrième d’un recueil dont le titre m’attirait depuis plus d’une année : Les Chevaux de Tarkovski.
Il parle d’une période où «la guerre est finie, mais 
il existe toujours des soldats
éparpillés
partout
sur le globe.»

C’est un poème qu’a écrit Pia Tafdrup, une femme dont j’ai du mal encore à retenir le nom, malgré l’absolue certitude, maintenant que j’ai lu son recueil en entier, qu’il s’agit vraiment d’une poète capitale, d’une voix impossible à oublier, au moins aussi singulière, dans son extrême simplicité, que celle de Tomas Tranströmer, qui vit dans les mêmes parages – en Suède – tout au nord de l’Europe.

Andrei Tarkovski, Nostalghia

Andrei Tarkovski, Nostalghia

ON FAIT ENTRER UN CHIEN, c’est le titre du poème. Écrit en petites capitales tout en haut de la page. Ce sont des mots qui m’ont électrisé parce que ma chienne est morte il y a presque dix ans, et que la sentir se faufiler entre mes jambes quand je passais une porte était un antidote aux solitudes que j’apprenais à traverser. Aussi parce que dans Nostalghia, l’avant-dernier film de Tarkovski, il y a un berger allemand dans la moitié des plans, et dans Stalker une incroyable séquence de tendresse au milieu de la Zone, entre le stalker épuisé et un chien messager.

Mais maintenant je me tais. Assez parlé, je recopie le poème en entier, traduit par Janine et Karl Poulsen en 2015.

ON FAIT ENTRER UN CHIEN

Mon père ouvre grand la porte, le vent
envahit sa vie, le vent
fait voler ses pensées
et révèle des taches blanches
sur la carte géographique de sa mémoire.
Debout sur le seuil, au bord
de l’obscurité
il appelle le chien
qui n’obéit pas à son maître.
Le chien est mort
depuis des années.
De l’autre côté de la porte d’entrée
le monde est en catastrophe,
extrêmement compliqué.
La guerre est finie, mais
il existe toujours des soldats
éparpillés
partout
sur le globe.
Des perquisitions à domicile, des délations,
des rumeurs qui courent.
Il fait froid, c’est la nuit
et le chien est resté trop longtemps dehors…
Est-ce que mon père ne se
transformera plus jamais en celui
que je connais ?
Des ordres, des arrestations,
état d’urgence.
Le temps froid
est-ce que demain est déjà hier ?
Par un passage souterrain
je fais entrer le chien
ici –
pourquoi
est-ce nécessaire
de comprendre ?
Je caresse le chien et lui donne à boire.

Pia Tafdrup

Andreï Tarkovski, Nostalghia

Andreï Tarkovski, Nostalghia

Bien sûr, la puissance de ce poème est de faire entrer un chien mort à l’intérieur de la maison, de lui donner à boire au présent puisque la guerre est terminée, la mort interrompue le temps qu’il faut pour se rappeler d’une caresse qu’on donnait. Et ce pouvoir me bouleverse à chaque fois que je décide de relire le poème, comme une opération chamanique élémentaire et maintenant intégrée à ma vie quotidienne. Le chien de Pia est venu dormir avec moi dans le ventre du camion, et je ne sais par quel sortilège il devenait le berger allemand qui accompagne le poète Gortchakov dans Nostalghia, le film qu’Andrei Tarkovski avait dédié à son père, le poète Arseni Tarkovski. Mais le sortilège ne cessait pas à la fin du poème, et dans mon sommeil le chien de Pia et le chien de Gortchakov devenaient la femelle du chien jaune qui a veillé sur mes enfants, avant qu’elle ne se perde, sourde et aveugle, dans les rues d’Avignon assiégées par des bandes de comédiens survoltés.

L’autre poème a été écrit par Hassan Ibrahim al-Hassan et traduit par Mahmoud el Hajj, à l’occasion d’un colloque organisé par Catherine Coquio à l’Université Paris Diderot : « Syrie : à la recherche d’un monde ». C’est grâce à Catherine Coquio que j’ai pu découvrir ce poème, et grâce à André Markowicz qui en a revu la traduction, avant d’en recopier les vers sur son mur, ce que je fais ici à mon tour. Après les avoir remerciés tous les deux.

Demain la guerre se termine
ma fille oublie ta voix métallique
et oublie les crosses de fusils qui font saigner son père
à un poste de contrôle de l’armée
Demain
la guerre se termine
nous nous guérissons des souvenirs ;
je cache sous ma chemise les cicatrices des cigarettes et de l’électricité
Toi, tu enlèves ton uniforme
tu mets un jean
pour, demain, cacher ton monstre humain
Demain
sur le chemin vers les souvenirs
nous nous retrouvons par hasard ou à un arrêt de bus
tu me regardes
et tu caches tes yeux derrière le journal
tu caches derrière ta toux
l’écho de ta voix métallique
Et si
ma fille s’approche de toi pour te donner à boire
et me demande soudain qui tu es
Je murmure pour que tu n’aies pas peur :
un ami comme les autres.

Hassan Ibrahim al-Hassan

En même temps que ce poème, André Markowicz raconte ce qu’il a appris de son auteur, en recopiant mot à mot les paroles de Mahmoud el Hajj qui venait de lui soumettre sa traduction : Il s’appelle Hassan Ibrahim al-Hassan. Il est né à Alep en 1976, et il a, me dit Mahmoud, «au moins deux recueils publiés», évidemment en arabe. J’ai demandé quelques détails. Voici ce que m’écrit Mahmoud : «en ce qui concerne Hassan, l’auteur du dernier poème, je peux ajouter ceci: il est venu en Allemagne après avoir traversé à pied l’Europe, depuis la Turquie. Il vit mal l’exil, son exil, dans sa petite ville allemande. La langue de Hölderlin lui résiste. À la différence de beaucoup d’autres, il est clair pour lui qu’il rentrera un jour en Syrie. Il ne se voit pas «ici». La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il m’a dit que il n’était pas si jeune pour supporter ce qu’implique l’exil: la langue, le devoir d’avoir une nouvelle perspective de vie «ici» et non pas «là-bas», le devoir de penser à partir de cette perspective sur le long terme, etc.»

À mon tour, je recopie les mots d’André Markowicz parce qu’on n’imagine pas, quand on n’a pas été soi-même exilé, ce qu’implique d’apprendre à vivre à l’intérieur d’une autre langue que la sienne. On ne peut pas deviner qu’à partir de cette épreuve de plus en plus partagée, aujourd’hui, le langage de l’exil devienne la poésie qu’écrivent les exilés depuis Celan ou peut-être même, pour remonter aux origines, Hölderlin ou Ovide, relégué à Tomis, aux confins de l’empire romain sur ordre d’Auguste.

Tieri Briet, Rentrer chez moi

Tieri Briet, Rentrer chez moi

Demain la guerre se termine, dit le poème de Hassan Ibrahim al-Hassan. Demain vient la fin de l’exil pour celui qui a écrit le poème, à condition que l’assassin au pouvoir en Syrie soit enfin mis à mort, mais l’effraction de ce poème au cœur de la paix européenne nous obligera, peut-être, à repenser ce que nous avons fait de nos vies, nos petites vies de citoyens dans un pays en paix, pour empêcher les guerres au sud de se répandre comme une épidémie de désastres.
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Pia Tafdrup, Les Chevaux de Tarkovski, Editions Unes, 2015.
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen.
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L’image est issue du film Nostalghia, d’Andrei Tarkovski, qu’il a tourné au tout début de son exil loin de son fils, grâce à l’amitié d’Antonioni et de son scénariste, Tonino Guerra.