Les noms de Suada Dilberović et Olga Sučić à l’intérieur des livres

Carte de l'Herzégovine en 1875

Carte de l’Herzégovine en 1875

Dans leur livre sur la Bosnie, Isabelle Wesselingh et Arnaud Vaulerin ont raconté comment le siège de Sarajevo avait pu commencer, en 1992. «Le 6 avril, la Communauté économique européenne reconnaît officiellement l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Le même jour, plus de soixante mille personnes descendent à nouveau dans la rue à Sarajevo, pour la paix. Postés sur les toits, les hommes de Radovan Karadzic tirent sur cette foule opposée à leurs projets et fière du caractère multiethnique de la Bosnie. Une étudiante est tuée sur le coup. La guerre de Bosnie a commencé.»

Pourtant, les deux journalistes ne donnent pas son nom, et son nom manque à leur récit. C’est dans «Les gravats et les étoiles» que j’ai trouvé le nom de l’étudiante assassinée. Valérie Zenatti y raconte son expérience d’apprentie journaliste pendant le siège de Sarajevo :

Deux portraits de Suada Dilberović

Deux portraits de Suada Dilberović

En une dizaine de lignes, à peine, Valérie Zenatti parvient à faire exister le visage et la mémoire de Suada Dilberović, et je crois que ça suffit à établir toute la puissance de la littérature. Et sa nécessité dans un monde où l’info accélère. Comme Valérie Zenatti, j’avais oublié le nom de l’étudiante assassinée par les soldats du général Ratko Mladić. Je me souvenais seulement qu’un pont portait son nom désormais, à l’endroit même où elle avait été frappée. En faisant des recherches à mon tour, j’appris qu’elle était née le 24 mai 1968, à Dubrovnik, au sein d’une famille bosniaque musulmane. Elle avait quatre ans de moins que moi et nous étions nés précisément le même jour, le 24 mai.

Sarajevo, stèle en mémoire de Suada Dilberović et Olga Sučić

Sarajevo, stèle en mémoire de Suada Dilberović et Olga Sučić

Mais j’appris aussi qu’une deuxième jeune femme avait été tuée ce jour-là, qu’on oublie régulièrement de mentionner. Elle s’appelait Olga Sučić, elle était Croate et en réalité, l’ancien pont Vrbanja porte maintenant leurs deux noms. Je n’ai pas trouvé de photo du visage d’Olga Sučić et malgré mes recherches, j’ai seulement appris qu’elle était née en 1958 et qu’en 1992, elle n’était plus étudiante mais secrétaire au Parlement. Elle travaillait ce jour-là, et elle avait quitté son poste pour rejoindre les manifestants. Avec eux, elle criait «Nous sommes Sarajevo ! Nous sommes pour la paix !» quand une balle l’a atteinte.

Quelques minutes auparavant, un journaliste s’était approché d’Olga Sučić pour lui demander pourquoi elle était là. Sa caméra a filmé son visage, enregistré sa voix pendant qu’elle répondait. «Je suis la mère de deux enfants et je défendrai cette ville.» C’était quelques minutes avant les premiers coups de feu qui tuèrent Suada Dilberović sur le coup, son corps gisant sur le bitume pendant que la foule se dispersait, paniquée. Olga Sučić a été blessée, elle s’est rendue à l’hôpital où elle n’est morte que quelques heures plus tard. Le soir, les journaux télévisés et les radios de toute l’ex-Yougoslavie racontent la fusillade du pont Vrbanja, en mentionnant seulement le nom de Suada Dilberović. Aucun journaliste ne sait qu’une autre victime vient de mourir à l’hôpital et dans les jours qui suivront, les agences de presse européennes ne feront pas davantage mention d’Olga Sučić.

Et l’autre fonction de la littérature, je crois, c’est de ramener par l’écriture le nom des oubliés à la surface de nos consciences. Et d’inscrire à présent le nom d’Olga Sučić à côté du nom et du visage de Suada Dilberović.

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  • Isabelle Wesselingh et Arnaud Vaulerin, Bosnie, la Mémoire à vif, Buchet-Chastel, 2003 – p. 42
  • Valérie Zenatti, Les gravats et les étoiles, dans L’Aventure, le choix d’une vie, Editions Points, 2017.