John Berger – Quand nous lisons une histoire, nous l’habitons

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John Berger © Derek Jarman Lab

Quand j’ai appris la mort de John Berger, le 2 janvier de cette année, j’étais à Istanbul avec Ahmet Ergul. Lui avait lu tous ses livres traduits en turc, il les avait beaucoup aimés. J’en avais lus quelques-uns en français, et dans ce café nous étions deux à être vraiment tristes de sa disparition. Il y a eu un assez long silence entre nous, et puis on a trinqué à la mémoire du vieil écrivain. Plusieurs fois si je me souviens bien. Il était tard et dans mon cahier rouge, au milieu d’autres noms d’auteurs qu’il aimait, Ahmet a écrit dans sa langue une phrase de John Berger que j’étais incapable de déchiffrer. Aujourd’hui, six mois plus tard, je suis inquiet pour Ahmet qui a disparu à son tour. Son téléphone ne répond plus, il a quitté son travail à Ankara pour retourner chez ses parents, au bord de la mer Noire. Je n’ai pas d’adresse postale où lui écrire, et personne ne répond plus aux mails que je lui envoie. Son numéro de téléphone portable n’est plus attribué, et la Turquie n’est pas un pays rassurant quand un ami y disparait d’un coup dans la nature, sans laisser la moindre trace. Alors j’ai fait traduire la phrase en turc, celle qu’Ahmet avait recopiée de mémoire à l’intérieur de mon cahier : « Quand nous lisons une histoire, nous l’habitons.» Je trouve que c’est une belle citation, j’avais envie de la partager ici. Parce qu’elle ressemble à l’image que je me suis fabriquée de John Berger. Elle vient d’un livre que je n’ai pas lu, Fidèle au rendez-vous.

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Ahmet Ergul

Il ne faut pas que l’absence de John Berger devienne un terrain vague et nostalgique. Son nom et son visage sont maintenant liés à l’inquiétude que j’éprouve pour mon ami Ahmet Ergul en Turquie. Alors je cherche parmi les livres. Dans une enveloppe au milieu des romans, je retrouve des articles de John Berger que j’avais découpés dans la presse. Le dernier date de juillet 2012, dont je n’ai pas oublié la force de refus qu’il y avait inscrite : « Protester, c’est refuser d’être réduit à un zéro et à un silence forcé.» Rappeler les mots de John Berger est encore plus nécessaire cinq ans après. L’article portait un très long titre — Écrire pour être témoin de son temps et refuser une tyrannie sans visage — et essayait de décrire la tyrannie mondiale actuelle. Il avait paru dans Le Monde, à l’occasion d’une lecture-performance que John Berger donnait au festival d’Avignon. A plusieurs reprises, il y parlait d’Arundhati Roy dont il citait différents textes. Je ne sais pas si Ahmet avait pu lire aussi la romancière indienne. Ses écrits politiques étaient devenus importants, et ils m’avaient ouvert les yeux sur plusieurs luttes menées par les plus pauvres en Inde. En particulier sur les guérillas naxalites, dans plusieurs régions du Bengale où des paysans ont pris les armes.

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Arundhati Roy

John Berger ne donne pas la source des textes d’Arundhati Roy dont il a recopié trois beaux passages à l’intérieur son article. Tant pis, mais je veux partager moi aussi les questions que la romancière enchainait. Je les trouve lumineuses. Et nécessaires à ceux qui veulent continuer de lutter : « La question qui se pose réellement ici est celle-ci : qu’avons-nous fait à la démocratie ? En quoi l’avons-nous transformée ? Que se passe-t-il une fois qu’on a épuisé la démocratie ? Quand l’a-t-on vidée de l’intérieur et de son sens ? Que se passe-t-il quand chacune de ses institutions s’est métastasée en quelque chose de dangereux ? À quel moment la démocratie et l’économie de marché ont-elles fusionné en un organisme prédateur dont l’imagination étroite, indigente, se limite à graviter presque entièrement autour de l’idée de maximiser le profit ? Est-il possible de renverser ce processus ? Une chose qui a muté peut-elle revenir à son état initial ? »

Non, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence

aslierdogan_yeniozgurpolitika_24551Chaque jour depuis septembre, plusieurs écrivains turcs se tiennent debout face à la prison pour femmes d’Istanbul. Solidaires, ils protestent contre l’emprisonnement d’Asli Erdoğan, l’auteur du Bâtiment de pierre. Jeudi dernier, les procureurs turcs ont réclamé la prison à vie pour la romancière qui, à 49 ans, n’a jamais commis d’autre crime que d’écrire dans une presse favorable aux revendications du peuple kurde.

livre-le-batiment-de-pierre-asli-erdoganL’acte d’accusation reprend la pauvre rhétorique d’un État qui en a terminé avec la démocratie, en reprochant à la romancière d’être «membre d’une organisation terroriste armée», d’«atteinte à l’unité de l’État et à l’intégrité territoriale du pays» et de «propagande en faveur d’une organisation terroriste». Alors j’ai commencé à lire ses livres. Je voulais comprendre qui était cette femme emprisonnée. L’écriture du Bâtiment de pierre m’a vraiment impressionné. L’incroyable sensibilité d’Aslı Erdoğan éclate à chaque page, sombre et sans cesse inventive, tout en racontant l’inhumaine machinerie du système carcéral turc dont elle subit aujourd’hui la violence.

Les livres d’Aslı Erdoğan consolident une intuition qui ne m’a pas quitté depuis bien des années : dans le combat contre l’inhumanité politique, les écrits de quelques femmes sont devenus le cœur vivant de la seule résistance qui reste viable et crédible. Sans leurs écrits, il nous est impossible de comprendre la violence démesurée qui s’institutionnalise sous nos yeux, un peu partout à travers les continents. Les livres d’Arundhati Roy, de Taslima Nasreen, d’Anna Politkovskaïa, de Rhéa Galanaki en Grèce ou d’Aslı Erdoğan en Turquie sont des outils indispensables et percutants pour ceux qui veulent encore contrer un processus où la vie humaine est réduite à une soumission absolue.

Les écrivains turcs l’ont compris, qui refusent d’accepter qu’on réduise au silence la voix si belle, si nécessaire de l’une des leurs. Nous devons les rejoindre. Nous devons manifester devant les ambassades turques, rejoindre les forces démocratiques des turcs en exil, rallier la diaspora kurde qui manifeste depuis tant d’années dans les capitales d’une Europe sourde et aveugle. C’est notre humanité qui est en jeu. Si nous pensons vraiment que la littérature est le dernier rempart face à la violence politique qui se déploie sous nos yeux, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence.