K. & K., une lettre d’Albanie

252505_217396691615242_4771190_nLe jour se lève de plus en plus tôt quand on voyage vers le sud-est, comme si l’été rajeunissait et nous accordait ce miracle. À Dürres, au bord de l’Albanie, le ciel s’est éclairci vers 5h30 alors qu’à Arles, la semaine de mon départ, il fallait encore attendre une heure supplémentaire pour discerner les vols des premiers martinets en plein ciel. Quand on dort dehors, sur une épaisseur de cartons qui adoucissent la rugosité du béton, les lueurs du matin prennent une importance baptismale. La journée sera longue, on le sait, mais ce sera un jour de marche sur une terre vénérée, à l’intérieur d’une autre Europe qui n’appartient pas encore à l’empire.

L’Albanie est un pays de bandits. Sa légende a résonné jusqu’en Afrique et à Thessalonique, je me souviens que les jeunes hommes afghans ou éthiopiens avaient peur d’en franchir la frontière, de crainte d’être capturés et dépecés de leurs organes par une mafia qui n’avait peur d’aucune police.

Mais l’Albanie a son Homère, l’infatigable Kadaré qui racontait souvent, à la fin du vingtième siècle, que son pays était peuplé de Don Quichotte. « Mais attention, disait-il. Ce seraient des Don Quichotte qui pourraient vraiment faire la guerre. Enrichis par le vrai sang.» 

J’ai aimé lire les grands romans de Kadaré bien avant de mettre les pieds dans ce pays qu’il avait fui en 1990. Mais je n’imaginais pas qu’un jour, j’allais pouvoir y rencontrer les nièces et les neveux de Musine Kokalari, cette femme qui a passé sa vie d’adulte et d’écrivain dans les prisons du dictateur, alors que Kadaré pouvait publier ses livres et ses poèmes sans en être inquiété. La paranoïa d’Enver Hoxha avait ses indulgences, difficiles à comprendre après coup, même si Kadaré s’en est beaucoup expliqué par la suite.

248231_217396684948576_5683739_nEn Albanie, les livres se vendent sur les trottoirs, à l’intérieur de petits kiosques où l’on achète aussi des cigarettes et des bonbons. À leurs vitrines, les romans d’Ismaïl Kadaré trônent bien en vue. Aucun des livres de Musine Kokalari n’est accessible, et même son nom semble encore inconnu des vendeurs.

Dans mon vieux cahier rouge, j’avais recopié certains de ses écrits de prison que j’avais essayé de traduire en français. J’ai commencé à les relire sur le bateau, puis dans les faubourgs de Dürres, pour faire un contrepoids à l’Albanie légendaire d’ismaïl Kadaré et à l’Albanie d’aujourd’hui, qui n’est pas encore amnésique. L’Albanie de Musine K. est appauvrie et humaine, emprisonnée et chaleureuse, archaïque et sans rancune. C’est elle que je suis venue retrouver.

 

Fragment d’un interrogatoire de Musine Kokalari 

On m’a arrêtée un 13 novembre.
Avec quelques autres prisonniers, ramassés de-ci de là, on m’a enfermée dans la cave d’une maison.
Là, il y avait Silo Kolesi et Sotir Polena qui m’ont interrogée :
– Vous êtes une social-démocrate ?
– Oui
– Vous avez essayé de diviser le peuple ?
– Quelqu’un peut vérifier ?
– Vous n’avez pas combattu.
– C’est vous qui m’avez empêchée.

Traduit de l’albanais par T.B.

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Des fleurs pour Musine Kokalari