Carver & Bukovski

Le 17 juin 1976, le magazine Rolling Stone publiait un long portrait de Charles Bukowski. C’était un des premiers articles qui commençaient à faire de la vie du poète une espèce de légende pour fasciner les groupies.

gh984Le journaliste y racontait que Bukowski était le poète américain pour qui Sartre et Genet avaient le plus d’admiration. On pouvait y croire. Bukowski commençait à défrayer la chronique à l’époque, et certains de ses poèmes ressemblaient à des obus capables de balayer d’un coup l’insupportable laideur américaine. Mais l’admiration de Sartre et Genet n’était qu’une légende. Howard Sounes, le biographe de Bukowski a pris la peine de vérifier. Il a interrogé Edmund White, l’un des biographes de Genet, ainsi qu’Albert Dichy, responsable des archives de l’écrivain orphelin. Aucun d’eux n’avait l’air de croire à cette admiration, mais elle contribua à la réputation de Bukowski. Sounes va même jusqu’à imaginer qu’à l’origine de cette intox, il ne faut pas chercher plus loin que le goût du poète pour l’auto-promotion.

carverD’autres poètes américains avaient publié des textes plus ou moins bons sur Bukowski, qui faisait la tournée des universités pour lire ses poèmes, à moitié ivre le plus souvent. Il réclamait 1000 dollars par soirée, alors que son premier tarif vingt ans plus tôt n’était que de 25 dollars. Les temps avaient changé et un beau jour, Raymond Carver assista à l’une de ces lectures. C’était sur le campus de Santa Cruz, en Californie, au début des années 70. En montant sur scène, Bukowski commença par provoquer son public : « Je regarde autour de moi  et je ne vois qu’un tas de types qui tapent à la machine. Je ne vois pas d’écrivains, les gars, parce que vous ne savez pas ce qu’est l’amour. »

Bukowski in the Raw: The Dirtiest Old Man in L.A., Rolling Stone, 1976

Bukowski in the Raw: The Dirtiest Old Man in L.A., Rolling Stone, 1976

Carver n’était pas rancunier, et il invita le vieux dégueulasse à venir boire un verre avec ses étudiants. Difficile d’imaginer ce qu’ils se racontèrent tous les deux ce soir-là, qui fut leur seule soirée passée ensemble. Ils n’étaient pas seuls, il y avait des femmes avec eux, des étudiantes prêtes à passer la nuit avec le poète, réputé spécialiste des amours d’une seule nuit. Par chance, Carver en a fait un poème.

Vous ne savez pas ce qu’est l’amour déclara Bukowski

J’ai 51 ans regardez-moi
Je suis amoureux de cette petite nana
Je l’ai dans la peau mais elle aussi est folle de moi
Donc tout va bien mec ça doit se passer comme ça
Quand elles m’ont dans la peau elles ne peuvent plus m’en faire sortir
Elles font tout pour m’échapper
mais elles reviennent toutes à la fin
Elles sont toutes revenues vers moi à la fin sauf
celle que j’ai frappée
celle-là m’a fait pleurer
mais je pleurais facilement à l’époque
Me laisse pas m’enfiler du brutal mec
sinon je deviens méchant
Je pourrais m’asseoir ici et boire de la bière
toute la nuit avec vous, les hippies
Je pourrais boire dix litres de cette bière
comme si c’était de l’eau
Mais laisse-moi m’enfiler du brutal
et je me mettrai à balancer les gens par les fenêtres
Je balancerai n’importe qui par la fenêtre
Je l’ai fait
Mais vous ne savez pas ce qu’est l’amour
Vous ne savez pas parce que vous n’avez jamais
été amoureux c’est aussi simple que ça

CharlesBukowskiBukowski s’est reconnu en lisant le poème de Carver, parce que le poème disait vrai :
« Mec, il a écrit que ce soir-là, j’étais bourré et que j’ai hurlé sur tous ces professeurs et ces mômes de l’université, déclara Bukowski. Mais je chantais ce soir-là, môme,et Carver l’a bien compris. »