La nuit, la pluie, le sang règlent le voyage : Monologues de la boue

Colette Mazabrard, Monologues de a boue, Verdier

Colette Mazabrard, Monologues de la boue

La littérature continue, obstinée de plus en plus. Dans le sillage heurté des romans elle n’a jamais cessé de s’imposer, souveraine. Dans l’éclat imprévu des poèmes elle continue de jaillir, impétueuse et chatoyante. Mais parfois elle reprend sa vigueur au dehors et loin du roman, très loin du poème, littérature vive à l’intérieur de textes qu’on ne sait pas classer, des météores qu’on prend comme une apparition devenue voix : un processus de fulgurances par où sont rassemblées les traces inaltérées d’une existence humaine. Comment raconter ? Une vie venue s’écrire à portée de nos yeux venant lire, presque un miracle, des monologues captés comme un flux, la preuve qu’une fraternité de langue demeure encore possible entre vivants.

Fulgurances écrites des Monologues de la boue, chez Verdier, les phrases très attentives sont imprimées sous la couverture jaune de chrome qui leur sert de balise. Aux toutes premières, on devine que Colette Mazabrard est bel et bien une diseuse d’humanité, que ça va être irrémédiable dans le souffle du livre. Et les mots qu’elle écrit en marchant servent de preuves : après tous ses ratages l’humain demeure à travers nous, transcrit à l’intérieur de quelques livres dont il faudra mémoriser les titres, pour empêcher qu’ils puissent tomber dans l’amnésie éditoriale, le stock immense des livres inhabités.

Le voyage des frontières, été 1993 © Colette Mazabrard

Le voyage des frontières, été 1993 © Colette Mazabrard

Les Monologues bâtissent un livre d’une solitude très concrète que l’écriture façonne en fragments de récits. Ceux de trois traversées, une marche des frontières qui s’interrompt pour reprendre, un ou deux étés plus tard. Et sur l’affiche du café L’Abreuvoir, à Uzemain, cette phrase écrite : « L’abus de solitude est dangereux pour la vie. » 

Il y a de la beauté à l’intérieur de ces récits, sinon le livre n’aurait pas tant de force : « Tout ce qui manque : se blottir, être prise dans les bras, sentir une main qui passe à la racine de ses cheveux. Tout ce qu’une main peut donner. » L’écriture de Colette Mazabrard peut aller jusqu’au dénuement, dans l’écho parfois de l’expérience que Thoreau nous raconte dans Walden ou la vie dans les bois. Les Monologues de la boue sont de la même volonté d’aller au bout d’une expérience, d’y engager le corps et l’écriture dans une même solitude.

Sac au dos, dans le nord d’une France souvent pluvieuse, une femme arpente un territoire à l’économie sinistrée : vies humaines atrophiées, croix gammées peintes sur le béton d’un pont, fellations sur un parking malgré le vent glacé. Les noms des villes sont donnés, Vittel ou Le Quesnoy, les lieux sont précisés, l’étang de l’hôpital de Liesses où monologue une femme qui ignore toute sexualité.

Le peuple des animaux est à proximité, presque invisible, passé sous silence dans la majorité des romans qui s’écrivent aujourd’hui. Pas ici. La femme qui marche aux frontières se tient entre les hommes et les bêtes, elle hésite. Où sont les siens ? « Impression de trahir un peu les bêtes : elles t’attendent, dans l’obscurité humide des forêts, foulant les feuilles agitées par les hannetons luisants noirs des forêts, léchées par les limaces gluantes embouchées. »

L’exactitude des récits consiste aussi à ne rien raturer, ne pas éliminer par exemple l’omniprésence des insectes qui s’obstinent eux aussi. Colette Mazabrard sait qu’elle a raison, cherchant les mots pour raconter aussi le monde vivant sous les feuilles mortes. Sa puissance tient dans l’exactitude des créatures qu’elle décrit : « Il n’a pas esquissé le moindre geste pour aider sa mère, mais d’un mouvement brusque déchire son pain pendant que ses mâchoires se déplacent latéralement et qu’il aspire la soupe, bruyamment. »

Ici, l’art de la composition consiste à assembler certaines paroles d’aujourd’hui avec l’étude patiente des corps humains, sans oublier le langage des corps d’animaux : « Devenir boue, s’enfoncer par les ongles, fouir, fouine, ronflement des fossés, pleurs des marcassins, des hérissons. Les bêtes qui ne parlent pas. »

On est sur le terrain, dans les sillons d’une peau qui est celle d’un pays. La France, du côté de ses frontières. Colette Mazabrard est la fille d’un douanier, elle a éprouvé d’autres frontières plus à l’est, en Biélorussie, en Roumanie jusqu’au delta du Danube. « Les nuits sont mal dormies, coupées de conversations agitées, de cris d’animaux qui laissent au réveil une empreinte. »

« Les nuits, la pluie, le sang règlent le voyage. »

© Colette Mazabrard

© Colette Mazabrard

Quelquefois la phrase s’étend pour raconter : « J’habite dans les bois, là où les bêtes rousses à la fourrure gonflée bondissent et ondulent sous les feuillages. J’habite dans les bois, je viens vers vous, dans les villes, je vous écoute, j’accomplis les gestes qu’il faut, je grimace tout en essayant de ne pas figer mes traits en un masque de souffrance, je m’efforce de ne rien laisser paraître, mais je retourne me tapir dans les bois. »

C’est un livre de grande solitude : une marcheuse ingurgite les paysages qu’elle traverse, qu’elle éprouve comme une peau sur laquelle elle dérape, s’allonge, cueille, observe et creuse aussi sous des trombes d’eau. Les mots qu’elle écrit en marchant peuvent nous servir d’attestation : l’humain demeure à travers nous quand on éprouve les matériaux d’un territoire.

Colette Mazabrard, Monologues de la boue, Verdier, janvier 2015, 13 €